Zerbin lui criait: «Ne la touche point, ou ne pense pas l’avoir sans combat. Si tu as eu ainsi les armes d’Hector, tu les as volées, et tu ne les possèdes pas légitimement.» Sans plus rien se dire, ils courent l’un sur l’autre, avec une ardeur égale, avec le même courage. La bataille commence à peine, et déjà l’air retentit de cent coups.
Preste comme une flamme, Zerbin évite Durandal partout où elle tombe. Deçà, delà, il fait sauter son destrier comme un daim, aux endroits où la place lui semble le plus favorable. Et bien lui sert de ne pas perdre une minute, car un seul coup de cette épée l’enverrait retrouver les esprits des amants qui remplissent la forêt des myrtes ombreux.
Comme le chien agile se jette sur le porc qu’il a vu s’éloigner du troupeau et errer dans les champs, et tourne autour de lui, sautant de ci, de là, tandis que celui-ci guette l’occasion de le mordre, ainsi Zerbin prend bien garde de voir si l’épée se relève ou s’abaisse, afin de l’éviter. Pour conserver d’un même coup sa vie et son honneur, il a l’œil sans cesse aux aguets, et frappe ou s’éloigne à temps.
De l’autre côté, partout où vibre la terrible épée du Sarrasin, qu’elle frappe à plein ou à vide, on croirait entendre un vent des Alpes descendre, comme en mars, entre deux montagnes et secouer la chevelure d’une forêt dont il couche à terre les arbres, et dont il roule dans les airs les rameaux brisés. Bien que Zerbin ait déjà esquivé plusieurs coups, il ne peut éviter qu’un dernier l’atteigne.
Il ne peut éviter enfin qu’un grand coup de tranchant, glissant entre son épée et son écu, ne pénètre jusqu’à sa poitrine. Son haubert était épais, sa cotte de maille l’était également, ainsi que son panseron; cependant ils ne purent résister au choc, et donnèrent passage à la cruelle épée. Celle-ci tomba, coupant la cuirasse jusqu’à l’arçon.
Et si le coup avait porté en plein, il aurait fendu Zerbin par le milieu comme un roseau. Mais il pénétra dans la chair à peine assez pour endommager la peau. La plaie peu profonde, mais longue d’autant, n’aurait pu se mesurer avec une aune. Un sang chaud marque les armes blanches d’un filet rouge qui retombe jusqu’aux pieds.
Ainsi, souvent, j’ai vu la main plus blanche que l’albâtre, et dont mon cœur a ressenti tant de fois les atteintes, orner d’un beau ruban de pourpre un tissu d’argent. En vain Zerbin est passé maître dans les armes, en vain il possède beaucoup de force et encore plus de courage; la finesse des armes et la vigueur du roi de Tartarie donnent à son adversaire un trop grand avantage.
Le coup porté par le païen fut plus terrible en apparence qu’il ne le fut réellement. Isabelle sentit son cœur se fendre dans sa poitrine glacée. Quant à Zerbin, plein d’ardeur et de vaillance, et tout enflammé de colère et de dépit, il prend son épée à deux mains, et frappe de toute sa force le Tartare au beau milieu du casque.
Sous l’effroyable botte, l’altier Sarrasin s’incline jusque sur le col de son destrier. Si son casque n’avait pas été enchanté, le rude coup lui aurait séparé la tête en deux. Il ne tarde pas à se bien venger, et sans dire: «Je te la réserve pour un autre moment,» il lève son épée sur le casque de son adversaire, espérant lui fendre la tête jusqu’à la poitrine.
Zerbin, attentif à ses mouvements, fait promptement tourner son cheval à droite, mais pas assez vite cependant pour éviter l’épée tranchante qui frappe le bouclier, l’entr’ouvre du sommet à la base en deux parties égales, coupe le brassard, entaille le bras, et, brisant l’armure, descend encore sur la cuisse.
Zerbin cherche de tous côtés à blesser son adversaire sans pouvoir jamais y parvenir, car l’armure sur laquelle il frappe ne garde pas même la moindre trace de ses coups. De son côté, le roi de Tartarie prend un tel avantage sur Zerbin, qu’il le blesse en sept ou huit endroits, lui enlève son bouclier et lui rompt à moitié son casque.
Cependant Zerbin va perdant son sang; la force lui manque, bien qu’il ne s’en aperçoive pas encore. Son cœur vaillant, qui ne faiblit pas, suffit à soutenir son corps épuisé. Cependant sa dame, toute pâle de terreur, s’approche de Doralice et la supplie au nom de Dieu de faire cesser ce combat acharné et cruel.
Courtoise autant que belle, Doralice, encore peu rassurée elle-même sur l’issue du combat, fait volontiers ce que lui dit Isabelle et dispose son amant à la paix et à une trêve. De même, aux prières d’Isabelle, la colère vengeresse s’enfuit du cœur de Zerbin. Il s’éloigne par la route où elle l’entraîne, sans terminer son entreprise en faveur de l’épée du Comte.
Fleur-de-Lys, qui voit la bonne épée du malheureux Comte si mal défendue, s’afflige en silence. La douleur l’oppresse tellement, qu’elle pleure de colère et se frappe le front. Elle voudrait avoir Brandimart auprès d’elle pour tenter l’entreprise. Si jamais elle le retrouve, elle se propose de lui conter l’aventure, et elle ne croit pas qu’alors Mandricard s’enorgueillisse longtemps de posséder cette épée.
Fleur-de-Lys cherche en vain Brandimart du matin au soir. Elle fait un long chemin loin de lui, loin de lui qui est déjà retourné à Paris. Elle va si loin, par monts et par vaux, qu’elle arrive au passage d’une rivière où elle voit et reconnaît le malheureux paladin. Mais disons d’abord ce qu’il advint de Zerbin.
Laisser Durandal en de telles mains lui semble la pire de ses douleurs, bien qu’il puisse à peine se tenir à cheval, tellement il a perdu et tellement il perd de sang. Au bout d’un moment, la chaleur l’abandonne avec la colère, et ses souffrances augmentent à tel point qu’il sent la vie lui manquer.
Sa faiblesse l’empêche d’aller plus loin et l’oblige à s’arrêter près d’une fontaine. La damoiselle inconsolable ne sait ce qu’elle doit faire ou dire pour le secourir. Elle le voit mourir faute de soins, car le lieu où ils sont est trop éloigné de toute cité pour qu’un médecin puisse y venir et, par pitié ou à prix d’argent, panse le blessé.
Elle ne sait que se lamenter en vain et accuser la fortune et le ciel de cruauté et de barbarie, «Hélas! – disait-elle – pourquoi ne m’avez-vous pas noyée quand je voguais sur l’Océan?» Zerbin, qui a tourné vers elle ses yeux languissants, est plus désespéré de la voir se lamenter ainsi, que de la souffrance tenace et forte qui l’a conduit aux portes de la mort.
«Mon cœur – lui disait-il – consentez à m’aimer encore quand je serai mort, car c’est de vous laisser seule et sans appui qui me chagrine, et non point de mourir. S’il m’était arrivé de terminer ma vie vous sachant en sûreté, je serais mort heureux et plein de joie d’expirer sur votre sein.
» Mais puisque mon destin injuste et dur veut que je vous laisse aux mains de je ne sais qui, je jure par cette bouche, par ces yeux, par cette chevelure qui m’ont enchaîné, que je vais désespéré dans l’enfer profond et obscur, où la pensée que je vous ai ainsi laissée sera plus cruelle que tous les tourments qui peuvent y être.»
À ces mots, la désespérée Isabelle incline son visage ruisselant de pleurs, et collant sa bouche à celle de Zerbin, pâle comme une rose qu’on a oublié de cueillir et qui se flétrit sur la tige ombreuse, elle dit: «Ne croyez pas, ô ma vie, faire sans moi ce suprême voyage.