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» De cela, ô mon cœur, n’ayez aucune crainte; je vous suivrai au ciel ou dans l’enfer. Il faut que nos deux âmes s’envolent et partent ensemble, et soient ensemble réunies dans l’éternité. Je n’aurai pas plus tôt vu vos yeux se fermer, que la douleur me tuera, et si la douleur ne peut le faire, je vous jure qu’avec cette épée je me percerai la poitrine.

» J’espère que nos corps seront plus heureux, nous morts, que pendant notre vie. Quelqu’un passera sans doute par ici et, mû de pitié, leur donnera une même sépulture.» Ainsi disant, elle recueille de ses lèvres décolorées, le souffle vital que la mort va ravir; elle attend jusqu’à ce qu’il en reste le moindre vestige.

Zerbin, renforçant sa voix débile, dit: «Je vous prie et vous supplie, ô ma déesse, par cet amour que vous me témoignâtes quand vous abandonnâtes pour moi le rivage paternel, et si je puis ordonner, je vous ordonne de vivre pendant tout le temps qu’il plaira à Dieu. N’oubliez pas, quoi qu’il arrive, que je vous ai aimée autant qu’on peut aimer.

» Dieu vous enverra sans doute un protecteur pour vous préserver de toute mauvaise rencontre, comme il fit quand il conduisit le sénateur romain à la caverne pour vous en arracher. Ainsi sa bonté vous a secourue jadis sur mer et contre l’infâme Biscayen. Et s’il advient que par la suite vous deviez mourir, alors vous pourrez choisir la mort la plus douce.»

Ces dernières paroles furent prononcées si bas qu’à peine, je crois, elles purent être entendues. Zerbin s’éteignit comme une lumière vacillante à qui la cire ou tout autre aliment contenu en elle vient à manquer. Qui pourra dire la douleur de la jeune fille, quand elle vit son cher Zerbin rester pâle, immobile et froid comme glace entre ses bras?

Elle se jette sur le corps sanglant et le baigne de larmes abondantes. Ses cris font retentir à plusieurs milles les bois et la campagne. Elle déchire, elle frappe, elle meurtrit ses joues et son sein; elle arrache sa belle chevelure d’or, appelant toujours en vain le nom aimé.

La douleur l’avait jetée dans une telle rage, dans une fureur telle, qu’elle aurait tourné contre elle-même l’épée de Zerbin, peu soucieuse d’obéir à son amant, si un ermite qui avait coutume de venir souvent à la fontaine, dont sa cellule n’était pas très éloignée, n’était survenu et ne s’était opposé à son dessein.

Le vénérable vieillard, qui unissait à la bonté une prudence naturelle, et qui était plein de charité et d’éloquence, finit, par ses exhortations persuasives, à rendre le calme à la dolente jeune fille. Il lui met sous les yeux, comme un miroir, les femmes du Nouveau et de l’Ancien Testament.

Puis il lui démontre comment en Dieu seul chacun trouve le vrai contentement, et que toutes les autres espérances humaines sont passagères, périssables et de peu de durée. Il lui dit tant de choses qu’il la fait revenir de son cruel dessein, et lui fait naître le désir de consacrer le reste de sa vie au service de Dieu.

Non pas qu’elle pense à oublier jamais le grand amour qu’elle a eu pour Zerbin, ni à abandonner sa dépouille. Elle veut au contraire l’avoir auprès d’elle la nuit et le jour, partout où elle sera, partout où elle ira. Avec l’aide de l’ermite, plus vigoureux et plus fort que son âge ne l’indique, elle charge Zerbin sur le destrier qui semble triste lui-même, et tous deux s’avancent pendant plusieurs jours à travers la forêt.

Le prudent vieillard ne voulut pas se retirer, seul à seule avec la belle jeune fille, dans la caverne sauvage où il avait, non loin de là, sa cellule solitaire. Il se disait à part lui: «Il y a danger de tenir dans une seule main la paille et la flamme.» Il ne se fiait point non plus à son âge ni à sa sagesse, pour risquer une semblable épreuve.

Il lui vint à la pensée de conduire Isabelle en Provence, près de Marseille, dans un château où se trouvait un monastère de saintes femmes, riche et bel édifice. Pour emporter le corps du chevalier, il fit construire dans un château qu’ils rencontrèrent sur leur route, un cercueil long et large, et bien calfeutré avec de la poix.

Pendant plusieurs jours, ils parcoururent un long espace, choisissant toujours les lieux les plus déserts, afin de passer inaperçus dans ce pays où tout présentait l’image de la guerre. À la fin, le passage leur fut barré par un chevalier qui les accabla d’outrages et d’injures. J’en parlerai en son lieu; pour le moment, je retourne au roi de Tartarie.

Le combat ayant eu la fin que je vous ai dite, le jeune guerrier s’était retiré sous de frais ombrages près d’une onde limpide, après avoir ôté la selle et la bride à son destrier qu’il laissa paître en liberté l’herbe tendre. Mais au bout de quelques instants il vit venir de loin un chevalier qui descendait de la montagne vers la plaine.

À peine Doralice eut-elle levé la tête qu’elle le reconnut, et le montrant à Mandricard, elle dit: «Voici le superbe Rodomont, si mes yeux ne me trompent pas à cette distance. Il descend la montagne pour te livrer bataille. C’est maintenant qu’il te servira d’être vaillant; il considère comme une grande injure de m’avoir perdue, car j’étais son épouse et il vient pour se venger.»

Comme le vaillant vautour, qui voit de loin venir vers lui un canard, une bécasse, une perdrix, une colombe ou tout autre oiseau semblable, lève la tête et se montre joyeux et satisfait, ainsi Mandricard, comme s’il était certain de faire de Rodomont une boucherie, un carnage, saute joyeux et léger sur son destrier, se raffermit sur ses étriers, et saisit la bride.

Lorsqu’ils sont assez près l’un de l’autre pour pouvoir entendre leurs paroles altières, le roi d’Alger commence à menacer son adversaire des mains et de la tête, criant qu’il le ferait repentir de lui avoir, pour satisfaire un désir téméraire, manqué de respect, à lui qui s’est toujours si largement vengé.

Mandricard lui répond: «En vain tu essaies de m’effrayer par tes menaces. C’est ainsi qu’on épouvante les enfants et les femmes, ou ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’une arme, mais non pas moi qui me plais plus à la bataille qu’au repos. Je suis prêt à combattre, à pied ou à cheval, armé ou désarmé, en rase campagne ou en champ clos.»

Voici qu’ils en sont aux injures, aux cris, aux exclamations de colère; ils tirent leurs épées et le choc cruel des deux fers retentit. Ainsi tout d’abord le vent souffle à peine; puis il commence à ébranler frênes et chênes; enfin, roulant jusqu’au ciel un nuage de poussière, il déracine les arbres, renverse les maisons, soulève la mer où il déchaîne la tempête, et détruit les troupeaux épars dans la forêt.

Les deux païens sont sans égaux sur terre. Leur audace, leur force prodigieuse leur font frapper des coups et entamer un combat dignes de leur féroce origine. La terre tremble au bruit terrible du choc produit par les épées qui se rencontrent. Les armes jettent au ciel des milliers d’étincelles, et sont comme deux flambeaux embrasés.

L’âpre bataille se poursuit entre les deux rois, sans qu’aucun d’eux éprouve le besoin de se reposer ou de reprendre haleine. Ils cherchent, d’un côté ou d’autre, à ouvrir les pièces de leurs armures, à pénétrer à travers les mailles. Ni l’un ni l’autre ne perd ou ne gagne du terrain. Mais, comme s’ils étaient entourés d’un fossé ou d’une muraille, ils ne s’écartent pas d’un pouce du cercle étroit où ils combattent.