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Au milieu de mille coups, le Tartare frappe une fois à deux mains sur le front du roi d’Alger et lui fait voir autant de lumières et d’étincelles qu’il y en eut jamais. L’Africain sent sa force l’abandonner; sa tête va toucher la croupe de son cheval; il perd les étriers et, sous les yeux de celle qu’il aime tant, il est près de tomber de selle.

Mais, de même que l’arc de fin acier, solide et bien trempé, se redresse avec d’autant plus de force qu’il a été plus courbé par le martinet et le levier, et rend plus de mal qu’il n’en a reçu, ainsi l’Africain se relève aussitôt, et porte à son ennemi un coup deux fois plus fort.

Rodomont frappe le fils du roi Agrican juste à l’endroit où il a été frappé lui-même. Il ne peut cependant lui blesser le visage, défendu par les armes troyennes; mais il étourdit tellement le Tartare, qu’il ne sait pas s’il fait jour ou s’il fait nuit. Rodomont, plein de fureur, porte sans s’arrêter un autre coup qu’il dirige contre la tête.

Le cheval du Tartare, effrayé par l’épée qui siffle en retombant de haut, fait un saut en arrière pour l’éviter, et vient ainsi, à son propre détriment, en aide à son maître. L’épée le frappe, au beau milieu de la tête, d’un coup destiné au cavalier et non à lui. La malheureuse bête n’avait pas le casque de Troyes, comme son maître; aussi elle est tuée net.

Elle tombe, et Mandricard se retrouve sur pied. Revenu de son étourdissement, il fait tournoyer Durandal. La vue de son cheval mort allume sa colère comme un vaste incendie, et le met hors de lui. L’Africain cherche à le heurter de son destrier, mais Mandricard ne bronche pas plus que l’écueil battu des ondes. Il réussit à faire tomber le destrier de son adversaire, tout en restant ferme sur ses pieds.

L’Africain, qui sent son cheval manquer sous lui, abandonne les étriers, et, s’appuyant sur les arçons, saute légèrement à terre. Ainsi l’un et l’autre se retrouvent face à face, à chances égales. Le combat recommence plus ardent que jamais. La haine, la colère, l’orgueil croissent des deux côtés et prolongent la lutte. Mais soudain arrive en toute hâte un messager qui les sépare.

Arrive un messager du peuple maure. C’était un de ceux qui avaient été envoyés par toute la France, pour rappeler sous les drapeaux les capitaines et les chevaliers sarrasins, car l’empereur aux fleurs de lys d’or assiégeait les logements de l’armée des infidèles, laquelle, à moins d’être promptement secourue, devait nécessairement périr.

Le messager reconnaît les chevaliers à leurs armes et à leurs vêtements, mais surtout à leur façon de manier l’épée, ainsi qu’aux coups formidables que d’autres mains que les leurs n’auraient pu porter. Cependant, il n’ose s’interposer entre eux, car il n’est pas rassuré par sa qualité de messager du roi, et ne se fie pas non plus à son inviolabilité d’ambassadeur.

Mais il vient à Doralice et lui apprend qu’Agramant, Marsile et Stordilan, avec un petit nombre de soldats, sont assiégés dans leur camp par l’armée des chrétiens, et courent de grands dangers. Après lui avoir raconté le fait, il la prie d’apaiser les deux guerriers, de rétablir l’accord entre eux, et de les amener au camp, pour délivrer l’armée sarrasine.

La dame s’élance hardiment entre les deux chevaliers et leur dit: «Je vous ordonne, par l’amour que je sais que vous me portez, de réserver vos épées pour un meilleur usage, et de venir sur-le-champ avec moi au secours du camp sarrasin, dont les tentes sont en ce moment assiégées et sur le point d’être anéanties si elles ne sont promptement secourues.»

Le messager se joint à elle et leur annonce en détail le grand péril où se trouvent les Sarrasins. Il leur remet des lettres du fils du roi Trojan adressées au fils d’Ulien. Les deux guerriers consentent enfin à ajourner leur querelle. Ils concluent une trêve jusqu’au jour où le siège du camp sarrasin sera levé.

Mais dès que leurs compagnons seront délivrés, et sans attendre un instant de plus, ils cesseront de marcher d’accord, et recommenceront leur guerre implacable, ardente, jusqu’à ce que le sort des armes ait décidé auquel des deux doit appartenir la dame. Celle-ci, entre les mains de laquelle ils font serment, leur sert de garant à tous deux.

Cependant la Discorde, ennemie impatiente de la paix et de toute trêve, ainsi que l’Orgueil qui l’accompagne, veulent s’opposer à un tel arrangement. Mais Amour, présent au débat, et à la puissance duquel personne ne résiste, est plus fort qu’eux. Il éloigne, à coups de flèches, la Discorde et l’Orgueil.

La trêve fut donc conclue entre les deux rivaux au gré de celle qui pouvait tout sur eux. Il leur manquait un de leurs chevaux, car celui du Tartare gisait mort à terre. Aussi Bride-d’Or, qui paissait parmi les herbes fraîches le long de la rive, vint-il fort à propos. Mais me voici arrivé à la fin de ce chant, de sorte qu’avec votre agrément je ferai une pause.

Chant XXV

ARGUMENT. – Roger, après avoir jeté dans le puits l’écu enchanté, délivre Richardet, frère de Bradamante, du supplice du feu auquel il avait été condamné, et apprend de lui la cause de sa condamnation. Tous les deux passent au château d’Aigremont, où Roger donne de ses nouvelles à Bradamante par une lettre. Puis, en compagnie de Richardet et d’Aldigier, il se met en chemin pour empêcher que Maugis et Vivian soient livrés aux Mayençais. Il rencontre un chevalier sur le lieu même où devait se faire la livraison des deux guerriers de la maison de Clermont.

Oh! quel violent combat se livrent, dans un cœur juvénile, le désir de la gloire et la fougue de l’amour! À la vérité, on ne pourrait dire lequel de ces deux sentiments l’emporte sur l’autre, car ils sont tour à tour vainqueurs. En cette circonstance, les deux chevaliers obéirent à la rigoureuse loi du devoir et de l’honneur, en suspendant leur querelle amoureuse pour voler au secours de leur camp.

Toutefois, ce fut encore Amour qui l’emporta; car, si leur dame ne leur avait point ordonné d’en agir ainsi, la cruelle bataille ne se serait terminée qu’avec le triomphe de l’un d’eux, et c’est en vain qu’Agramant et son armée auraient réclamé leur aide. Amour n’est donc pas toujours funeste; s’il est souvent nuisible, il est parfois utile.

Les deux chevaliers païens, ayant différé toute querelle, s’en vont maintenant au secours de l’armée d’Afrique, et se dirigent vers Paris, accompagnés de leur gente dame. Avec eux chemine aussi le petit nain qui avait suivi les traces du Tartare, et avait conduit jusqu’à lui le jaloux Rodomont.

Ils arrivent dans un pré, où plusieurs chevaliers se délassaient au bord d’un ruisseau. Deux d’entre eux étaient désarmés; les deux autres avaient leur casque. Une dame, fort belle de visage, était avec eux. Je vous dirai ailleurs qui ils étaient, non maintenant, car j’ai à vous parler auparavant de Roger, du brave Roger qui, comme je vous l’ai raconté, avait jeté dans un puits l’écu enchanté.

Il était à peine éloigné d’un mille, qu’il vit venir en grande hâte un des courriers que le fils de Trojan avait envoyés à ses chevaliers pour réclamer leur concours. Ce courrier lui apprit que Charles tenait en un tel péril l’armée sarrasine, que si elle n’était promptement secourue elle y laisserait bien vite l’honneur et la vie.

Roger, à cette nouvelle, fut assailli par un grand nombre de pensées diverses qui lui vinrent toutes à la fois à l’esprit. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment de réfléchir longtemps au meilleur parti à prendre. Il laissa partir le messager, et tourna bride vers l’endroit où la dame le pressait tellement d’aller, qu’elle ne lui donnait pas même le temps de se reposer.