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» ”Et si ce n’était que vous pouvez vous-même vous en assurer sur-le-champ, vous ne le croiriez pas. Comme je l’étais dans l’autre sexe, je suis encore tout prêt à vous obéir. Commandez; toutes mes forces sont désormais, et seront toujours dressées et promptes pour votre service.” Ainsi je lui dis, et je fis en sorte qu’elle pût s’assurer avec la main de l’exacte vérité.

» Il arrive souvent que celui qui avait perdu tout espoir de posséder l’objet sur lequel toutes ses pensées étaient concentrées, et qui, dans son désespoir d’en être privé, s’affligeait et se consumait de colère et de rage, vient par la suite à posséder cet objet. Alors sa longue crainte d’avoir semé sur le sable, sa désespérance, lui oppressent tellement le cœur et le disposent tellement au doute, qu’il n’en croit pas son propre témoignage, et reste tout interdit.

» Ainsi la dame, bien qu’elle voie, bien qu’elle touche ce qu’elle avait tant désiré, n’ose croire à ses yeux, à sa main, à elle-même, et doute d’être encore endormie. Il faut lui montrer, par de bonnes preuves, qu’elle sent bien réellement ce qu’elle croit ne sentir qu’en songe. “Fasse Dieu – dit-elle – si tout cela n’est qu’un rêve, que je dorme toujours, et que je ne me réveille plus jamais!”

» Ce ne furent pas les rumeurs du tambour, ni les sons de la trompette qui préparèrent l’amoureux assaut; mais des baisers, à l’instar de ceux des colombes, donnaient le signal tantôt de la lutte, tantôt du repos. Nous nous servîmes d’armes tout autres que les flèches et les frondes. Quant à moi, je montai sans échelle à l’assaut de la forteresse, et j’y plantai à plusieurs reprises mon étendard, après avoir renversé l’ennemie sous moi.

» Si ce même lit avait retenti, la nuit précédente de soupirs et de plaintes, il put, la nuit suivante, entendre les éclats de rire, les doux jeux, la fête éclatante, les cris de volupté. L’acanthe flexible n’enlace pas les colonnes et les chapiteaux de nœuds plus nombreux, que ceux formés par nos cous, nos flancs, nos bras, nos jambes, nos poitrines.

» La chose fut tenue assez secrète entre nous pour que nos plaisirs durassent plusieurs mois. Mais quelqu’un s’en étant aperçu par la suite, en instruisit, pour mon malheur, le roi Marsile. Vous qui m’avez délivré des mains de ses satellites, sur la place où le bûcher était déjà allumé, vous pouvez comprendre désormais le reste. Dieu sait que j’en éprouve une douleur cruelle.»

C’est ainsi que Richardet entretenait Roger et rendait ainsi à tous deux leur voyage nocturne moins pénible. Ils arrivèrent cependant vers un coteau entouré de précipices et de roches escarpées. Un chemin montueux, étroit et plein de pierres permettait d’arriver péniblement au sommet où s’élevait le château d’Aigremont, confié à la garde d’Aldigier de Clermont.

Ce dernier était le fils bâtard du comte de Boves, et le frère de Maugis et de Vivian. Ceux qui l’ont donné comme fils légitime de Gérard ont avancé une chose téméraire et fausse. Qu’il fût l’un ou l’autre, la vérité est qu’il était vaillant, prudent, libéral, courtois, humain, et qu’il faisait bonne garde, de nuit et de jour, autour des murailles du château appartenant à ses frères.

Le chevalier accueillit courtoisement, comme il le devait, son cousin Richardet qu’il aimait comme un frère. Roger fut aussi le bienvenu par égard pour lui. Cependant Aldigier ne vint pas à leur rencontre avec l’air joyeux qui lui était habituel. Son visage, au contraire, était triste, car il avait reçu le jour même une nouvelle qui l’avait fort affligé.

Au lieu de salut, il aborda ainsi Richardet: «Frère, nous avons une nouvelle qui n’est pas bonne. J’ai su aujourd’hui, par un messager très sûr, que l’infâme Bertolas de Bayonne s’est entendu avec la cruelle Lanfuse, et lui a donné de riches présents, pour qu’elle lui livrât tes bons cousins Maugis et Vivian.

» Depuis le jour où Ferragus les a faits prisonniers, elle les a toujours tenus en un lieu secret et sombre. Enfin elle vient de conclure ce traité déloyal et cruel avec celui dont je te parle. Elle doit les livrer demain au Mayençais, sur les confins de ses domaines et de ceux de Bayonne. Bertolas viendra en personne lui payer le prix du plus illustre sang qui soit en France.

» J’en ai immédiatement avisé notre Renaud par un courrier que j’ai fait partir à francs étriers, mais je ne crois pas qu’il puisse arriver à temps, car il a trop de chemin à faire. Je n’ai pas avec moi assez de gens pour tenter une sortie. Mon envie est grande de les secourir, mais je ne puis rien. Cependant une fois que le traître les aura en son pouvoir, il les fera mourir. De sorte que je ne sais que faire et que dire.»

La fâcheuse nouvelle déplut fort à Richardet, et, par cela même, contraria vivement Roger. Les voyant tous deux se taire et ne prendre aucun parti, il leur dit avec feu: «Soyez tranquilles; je prends sur moi toute cette entreprise. Mon bras ira, a travers mille épées, rendre la liberté à vos frères.

» Je ne veux le concours ni l’aide de personne. Je crois que je suffirai seul à terminer cette affaire. Je vous demande seulement quelqu’un qui me conduise à l’endroit où doit se faire l’échange. Je vous ferai entendre jusqu’ici les cris de ceux qui seront présents à ce honteux marché.» Ainsi il dit, et ce n’était pas chose nouvelle pour un des deux frères, qui avait eu des preuves de sa valeur.

L’autre l’écoutait, mais comme on écoute quelqu’un qui parle beaucoup sans savoir de quoi il parle. Mais Richardet, le prenant à part, lui raconta comment il avait été sauvé du bûcher par lui, et lui certifia qu’il ferait, en temps et lieu, beaucoup plus que ce dont il se vantait. Aldigier lui prêta alors une plus grande attention, et lui prodigua les marques du plus grand respect et de la plus grande estime.

Puis, à sa table, où régnait l’abondance la plus copieuse, il lui donna la place d’honneur, comme il eût fait à son suzerain. Là, il fut convenu que, sans chercher l’aide de personne, on délivrerait les deux frères. Enfin le sommeil vint fermer les yeux aux maîtres et aux valets. Roger seul ne dormit pas; une pensée importune lui pesait sur le cœur et le tenait éveillé.

La nouvelle du siège qu’avait à soutenir Agramant, nouvelle qu’il avait apprise le jour même, lui tenait au cœur. Il voyait bien que le moindre retard apporté à voler à son secours était pour lui un déshonneur. De quelle infamie, de quelle honte ne se couvrira-t-il pas, s’il s’en va avec les ennemis de son maître? Ne lui reprochera-t-on pas comme une lâcheté, comme un grand crime, de s’être fait baptiser en un pareil moment?

En tout autre temps, on aurait pu facilement croire que la vraie religion l’a seule touché. Mais maintenant qu’Agramant assiégé a plus que jamais besoin de son aide, chacun croira plutôt qu’il a cédé à la crainte, à une coupable lâcheté, qu’à l’entraînement d’une croyance meilleure. Voilà ce qui agite et tourmente le cœur de Roger.

D’un autre côté il souffrait à l’idée de s’éloigner sans la permission de sa reine. Ces deux pensées contraires le plongeaient tour à tour dans le doute et l’incertitude. Il avait d’abord espéré revoir Bradamante au château de Fleur-d’Épine, où ils devaient aller ensemble, comme je l’ai dit plus haut, pour secourir Richardet.

Puis il se souvint qu’elle lui avait promis de se retrouver avec lui à Vallombreuse. Il se dit que si elle y était allée, elle avait dû s’étonner de ne l’y point trouver. S’il pouvait au moins lui envoyer une lettre ou un messager, afin qu’elle ne se tourmentât point de ce que non seulement il lui avait désobéi, mais de ce qu’il était parti sans lui en faire part!