» Le roi, tremblant pour la belle Ginevra, – c’est ainsi que se nomme sa fille, – a fait publier par les cités et les châteaux que celui qui prendra sa défense et fera tomber l’indigne calomnie, pourvu qu’il soit issu de famille noble, l’aura pour femme, avec un apanage digne de servir de dot à une telle dame.
» Mais si, dans un mois, personne ne se présente pour cela, ou si celui qui se présentera n’est pas vainqueur, elle sera mise à mort. Il te convient mieux de tenter une semblable entreprise que d’aller par les bois, errant de cette façon. Outre l’honneur et la renommée qui peuvent en advenir et qui s’attacheront éternellement à ton nom, tu peux acquérir la fleur des belles dames qui se voient de l’Inde aux colonnes atlantiques.
» Tu posséderas enfin la richesse, un rang qui te fera pour toujours une vie heureuse, et les faveurs du roi auquel tu auras rendu l’honneur qu’il a quasi perdu. Et puis, n’es-tu pas obligé, par chevalerie, à venger d’une telle perfidie celle qui, d’une commune voix, est un modèle de pudeur et de vertu?»
Renaud resta un instant pensif, et puis il répondit: «Il faut donc qu’une damoiselle meure, parce qu’elle aura laissé son amant satisfaire son désir suprême entre ses bras amoureux? Maudit soit qui a établi une telle loi, et maudit qui peut la subir! Bien plus justement doit mourir la cruelle qui refuse la vie à son fidèle amant.
» Qu’il soit vrai ou faux que Ginevra ait reçu son amant, cela ne me regarde pas. De l’avoir fait, je la louerais très fort, pourvu qu’elle eût pu le cacher. Mon unique pensée est de la défendre. Donnez-moi donc quelqu’un qui me guide et me mène promptement là où est l’accusateur. J’espère, avec l’aide de Dieu, tirer Ginevra de peine.
» Non que je veuille dire qu’elle n’a pas fait ce dont on l’accuse, car, ne le sachant pas, je pourrais me tromper; mais je dirai que, pour un pareil acte, aucune punition ne doit l’atteindre. Je dirai encore que ce fut un homme injuste ou un fou, celui qui le premier vous fit de si coupables lois, et qu’elles doivent être révoquées comme iniques, et remplacées par une nouvelle loi conçue dans un meilleur esprit.
» Si une même ardeur, si un désir pareil incline et entraîne, avec une force irrésistible, l’un et l’autre sexe à ce suave dénouement d’amour que le vulgaire ignorant regarde comme une faute grave, pourquoi punirait-on ou blâmerait-on une dame d’avoir commis une ou plusieurs fautes de ce genre, alors que l’homme s’y livre autant de fois qu’il en a appétit, et qu’on l’en glorifie, loin de l’en punir?
» Dans ces lois peu équitables, il est fait de véritables torts aux dames; et j’espère, avec l’aide de Dieu, montrer qu’il serait très malheureux de les conserver plus longtemps.» D’un consentement unanime, on convint avec Renaud que les anciens législateurs furent injustes et discourtois en autorisant une loi si inique, et que le roi faisait mal, le pouvant, de ne pas la corriger.
Dès que la pure et vermeille clarté du jour suivant a ouvert l’hémisphère, Renaud revêt ses armes et monte Bayard. Il prend à l’abbaye un écuyer qui va avec lui pendant plusieurs lieues, toujours à travers le bois horrible et sauvage, vers la ville où doit prochainement être tentée l’épreuve dans le jugement de la damoiselle.
Ils avaient, cherchant à abréger la route, laissé le grand chemin pour prendre un sentier, lorsqu’ils entendirent retentir près d’eux de grandes plaintes qui remplissaient la forêt tout alentour. Renaud pousse Bayard, son compagnon pousse son roussin vers un vallon d’où partaient ces cris, et, entre deux misérables, ils voient une donzelle qui, de loin, paraissait très belle,
Mais qui, fondant en pleurs, semble plus désolée que ne le fut jamais dame ou damoiselle. Les deux bandits se préparent à la frapper de leur épée nue et à rougir l’herbe de son sang. Elle les supplie de différer un peu sa mort, mais sans émouvoir leur pitié. Renaud arrive, et, à ce spectacle, se précipite avec de grands cris et de grandes menaces.
Les malandrins tournent les épaules, du plus loin qu’ils voient que l’on vient au secours de leur victime, et se dérobent dans la vallée profonde. Le paladin n’a nul souci de les poursuivre; il va droit à la dame et s’informe pour quelle grande faute elle a mérité une telle punition. Et, pour gagner du temps, il la fait prendre en croupe par son écuyer; puis il regagne le sentier.
Tout en chevauchant, il la regarde plus attentivement; elle était très belle et de manières accortes, bien qu’elle fût tout épouvantée de la peur qu’elle avait eue de mourir. Après qu’on lui eut demandé une seconde fois ce qui l’avait réduite à un si malheureux sort, elle commença d’une voix humble à raconter ce que je veux réserver pour l’autre chant.
Chant V
ARGUMENT. – Dalinda dévoile à Renaud la trame ourdie par son amant Polinesso contre Ginevra, laquelle est condamnée à mourir, s’il ne se présente personne pour la défendre contre Lurcanio, qui l’a accusée d’impudicité. Renaud arrive au champ clos, juste au moment où Lurcanio vient de commencer le combat avec un chevalier inconnu qui s’était présenté pour défendre la princesse. Il fait suspendre le combat, dénonce le calomniateur et lui fait confesser son crime.
Tous les autres êtres animés qui sont sur terre, ou bien vivent tranquilles et en paix, ou bien, s’ils viennent à se quereller et à se faire la guerre, le mâle ne la fait point à la femelle. L’ourse avec l’ours erre en sécurité dans le bois; la lionne repose auprès du lion; avec le loup, la louve vit en sûreté, et la génisse n’a pas peur du taureau.
Quelle abominable peste, quelle Mégère est venue porter le trouble dans les poitrines humaines, que l’on voit si souvent le mari et la femme s’injurier en termes grossiers, se déchirer la figure et se la rendre blanche ou noire de coups, baigner de pleurs le lit nuptial, et parfois non seulement de pleurs, mais de sang, dans un accès de rage folle?
Il me semble non seulement qu’il commet un grand crime, mais encore qu’il agit contre la nature et se rébellionne contre Dieu, l’homme qui se laisse aller à frapper le visage d’une belle dame, ou même à lui arracher un cheveu. Quant à celui qui lui verse le poison, ou qui lui chasse l’âme du corps avec le lacet ou le couteau, je ne croirai jamais que ce soit un homme, mais bien, sous figure humaine, un esprit de l’enfer.
Tels devaient être les deux bandits que Renaud chassa loin de la donzelle par eux conduite dans ces obscurs vallons, afin qu’on n’en eût plus de nouvelles. J’en suis resté au moment où elle s’apprêtait à expliquer la cause de sa malheureuse aventure au paladin qui l’avait si généreusement secourue. Or, poursuivant mon histoire, c’est ce que je vais dire.
La dame commença: «Tu vas entendre raconter la plus grande, la plus horrible cruauté qui, à Thèbes, à Argos, à Mycènes ou dans un lieu plus barbare encore, ait jamais été commise. Et si, projetant tout autour de lui ses clairs rayons, le soleil s’approche moins d’ici que d’autres contrées, je crois qu’il arrive peu volontiers jusqu’à nous afin d’éviter de voir de si cruelles gens.
» Qu’à leurs ennemis les hommes soient cruels, en tout temps on en a vu des exemples. Mais donner la mort à qui vous fait et n’a souci que de vous faire constamment du bien, cela est trop injuste et inhumain. Et afin que je te fasse mieux connaître la vérité, je te dirai, depuis le commencement, les raisons pour lesquelles ceux-ci, contre toute justice, voulaient faucher mes vertes années.