Renaud obtint la grâce de Dalinda qui, délivrée de sa funeste erreur, rassasiée du monde, tourna son esprit vers Dieu et se consacra à lui. Elle alla se faire religieuse en Dace, et quitta immédiatement l’Écosse. Mais il est temps désormais de retrouver Roger qui parcourt le ciel sur son léger cheval.
Bien que Roger soit d’un courage indomptable, et qu’il n’ait pas changé de couleur, je ne puis croire que, dans sa poitrine, son cœur ne tremble pas plus que la feuille. Il avait dépassé de beaucoup l’Europe, et était parvenu bien au delà des bornes qu’Hercule avait jadis imposées aux navigateurs.
L’hippogriffe, grand et étrange oiseau, l’emporte avec une telle rapidité d’ailes, qu’il aurait laissé bien loin derrière lui le prompt agent de la foudre. De tous les oiseaux qui vont, légers, par les airs, aucun ne lui serait égal en vitesse. Je crois que c’est à peine si le tonnerre et la flèche arrivent du ciel sur terre avec plus de promptitude.
Après que le cheval-oiseau eut parcouru un grand espace en ligne droite et sans jamais se détourner, fatigué d’aller dans les airs, il commença à décrire de larges cercles et s’abattit sur une île. Elle était semblable à celle où, pour éviter la longue poursuite de son amant et se dérober à lui, la vierge Aréthuse [44] se fraya en vain sous la mer un chemin sombre et étrange.
Le chevalier n’avait rien vu d’aussi beau ni d’aussi agréable dans tout son voyage à travers les airs; et, s’il avait cherché par le monde entier, il n’aurait pas vu de plus joli pays que celui où, après avoir plané un grand moment, le grand oiseau descendit avec Roger. Ce n’était partout que plaines cultivées, collines charmantes, eaux claires, rives ombreuses et prés moelleux.
De ravissants bosquets de lauriers odorants, de palmiers, de myrtes gracieux, de cèdres et d’orangers qui portaient des fruits et des fleurs et entrelaçaient leurs formes belles et variées, faisaient un rempart contre les chaleurs ardentes des jours d’été, avec leurs épaisses ramures en forme d’ombrelles. Et dans leurs rameaux voltigeaient en sûreté et chantaient les rossignols.
Parmi les roses pourprées et les lis blancs, qu’une tiède brise conserve toujours frais, on voyait les lièvres et les lapins courir sans crainte, et les cerfs au front élevé et superbe, sans redouter d’être pris et tués, paître l’herbe et ruminer en repos. Les daims et les chèvres, agiles et pleins d’adresse, bondissaient en foule sous ces bosquets champêtres.
Dès que l’hippogriffe est assez près de terre pour que l’on puisse sauter sans trop de danger, Roger s’enlève rapidement de l’arçon et se retrouve sur le gazon émaillé. Il serre toutefois les rênes dans sa main, car il ne veut pas que le destrier s’envole de nouveau. Il l’attache sur le rivage à un myrte verdoyant, entre un laurier et un pin.
Puis, dans un endroit où jaillissait une fontaine couronnée de cèdres et de palmiers touffus, il pose son écu, ôte son casque du front, et se désarme les deux mains. Et, tourné tantôt vers la mer, tantôt vers la montagne, il livre son visage aux brises fraîches et suaves qui, avec de doux murmures, font trembler les hautes cimes des hêtres et des sapins.
Il baigne dans l’onde claire et fraîche ses lèvres desséchées; il l’agite avec les mains, pour apaiser la chaleur qu’a allumée dans ses veines le poids de sa cuirasse. Et il ne faut point s’étonner que cette chaleur soit devenue si grande, car il a été loin de se tenir en une même place; au contraire, sans jamais se reposer et couvert de ses armes, il est allé toujours courant pendant trois mille milles.
Pendant qu’il se repose en cet endroit, le destrier qu’il avait laissé au plus épais du feuillage sous l’ombre fraîche, se cabre tout à coup, comme s’il voulait fuir, épouvanté qu’il est par je ne sais quoi de caché dans les branches. Et il secoue tellement le myrte auquel il est attaché, qu’il encombre tout autour la terre de ses rameaux. Il secoue le myrte au point d’en faire tomber les feuilles, mais sans réussir à s’en détacher.
Comme fait parfois un tronc d’arbre à la moelle rare ou absente, quand il est mis au feu, et que la grande chaleur consume l’air humide qui le remplit et le fait résonner en dedans, jusqu’à ce qu’elle se fraye un chemin au dehors avec un bouillonnement strident, ainsi murmure, crie et se courrouce ce myrte blessé, et enfin ouvre son écorce,
D’où, avec une voix triste et plaintive, sortent, distinctes et claires, ces paroles: «Si tu es courtois et accessible à la pitié, comme le montre ta belle physionomie, éloigne cet animal de mon arbre. Il suffit que je sois affligé de mon propre mal, sans qu’une autre peine, sans qu’une autre douleur vienne encore du dehors pour me tourmenter.»
Au premier son de cette voix, Roger tourne les yeux et se lève subitement. Et quand il s’aperçoit qu’elle sort de l’arbre, il reste plus stupéfait que jamais. Il s’empresse d’écarter le destrier, et, la rougeur sur les joues: «Qui que tu sois – dit-il – pardonne-moi, esprit humain ou déesse des bocages.
» Je ne savais pas que, sous ta rude écorce, se cachait un esprit humain; c’est pourquoi j’ai laissé endommager ton beau feuillage et insulter à ton myrte vivace. Mais ne tarde pas à m’apprendre qui tu es, toi qui, en un corps grossier et rugueux, vis et parles comme un animal doué de raison. Que de l’orage le ciel te préserve toujours!
» Et si, maintenant ou jamais, je puis réparer par quelque service le mal que je viens de te causer, je te promets, par la belle dame qui possède la meilleure part de moi-même, de faire de telle sorte, par mes paroles et par mes actes, que tu aies une juste raison de te louer de moi.» À peine Roger eut-il fini de parler, que le myrte trembla de la tête au pied.
Puis on vit son écorce se couvrir de sueur, comme le bois fraîchement tiré de la forêt, qui sent la violence du feu après lui avoir en vain fait toute sorte de résistance. Et il commença: «Ta courtoisie me force à te découvrir en même temps qui j’ai d’abord été, et ce qui m’a changé en myrte sur cette charmante plage.
» Mon nom fut Astolphe, et j’étais un paladin de France très redouté dans les combats. J’étais cousin de Roland et de Renaud [45], dont la renommée n’a pas de bornes. Je devais, après mon père Othon, régner sur toute l’Angleterre. J’étais si beau et si bien fait, que plus d’une dame s’enflamma pour moi. Seul je me suis perdu moi-même.
» Je revenais de ces îles lointaines qu’en Orient baigne la mer des Indes, où Renaud et quelques autres avec moi avions été retenus prisonniers dans un obscur et profond cachot, et d’où nous avait délivrés la suprême vaillance du chevalier de Brava; me dirigeant vers le ponant, j’allais le long de la côte qui du vent du nord éprouve la rage.
» Et comme si le destin cruel et trompeur nous eût poussés sur ce chemin, nous arrivâmes un matin sur une belle plage où s’élève, sur le bord de la mer, un château appartenant à la puissante Alcine. Nous la trouvâmes sortie de son château, et qui se tenait sur le rivage, attirant sur le bord, sans filets et sans amorce, tous les poissons qu’elle voulait.
» Les dauphins rapides y accouraient, et les thons énormes à la bouche ouverte; les baleines et les veaux marins, troublés dans leur lourd sommeil; les mulets, les salpes, les saumons et les barbues nageaient en troupes le plus vite qu’ils pouvaient. Les physitères, les orques et les baleines montraient hors de la mer leurs monstrueuses échines.