On donna alors à Roger un grand coursier fort et vaillant, au poil alezan, et dont le bel harnachement était tout enrichi de pierres précieuses et d’or fin. Et le cheval ailé, qui avait été dressé à l’obéissance par le vieux Maure, fut laissé en garde à un jeune garçon, et conduit à pas plus mesurés derrière le brave Roger.
Les deux belles jeunes filles amoureuses par lesquelles Roger avait été débarrassé de l’ignoble foule, de cette foule ignoble qui s’opposait à ce qu’il continuât le chemin qu’il avait pris à droite, lui dirent: «Seigneur, vos éclatants faits d’armes, dont nous avons déjà entendu parler, nous enhardissent à vous demander votre aide pour nous-mêmes.
» Nous trouverons bientôt sur notre route un marais qui sépare cette plaine en deux parties. Une créature féroce, appelée Éryphile, défend le pont, et, par la force ou par la ruse, arrête quiconque désire aller sur l’autre rive. Elle est d’une stature gigantesque. Elle a de longues dents et sa morsure est venimeuse. De ses ongles crochus, elle déchire comme un ours.
» Outre qu’elle barre toujours notre chemin, qui sans elle serait libre, elle court souvent par tout le jardin, détruisant une chose ou une autre. Sachez que, parmi la populace assassine qui vous a assailli hors de la belle porte, beaucoup sont ses fils; tous lui sont soumis, et sont comme elle inhospitaliers et rapaces.»
Roger répondit: «Ce n’est pas une bataille, mais cent, que pour vous je suis prêt à livrer. De ma personne, en tant qu’elle vaille, disposez selon votre désir. Si j’ai revêtu le haubert et la cote de mailles, ce n’est pas pour acquérir fortune ou domaines, mais uniquement pour aider les autres, et surtout les dames aussi belles que vous.»
Les dames lui adressèrent force remerciements dignes d’un chevalier comme lui. Ainsi raisonnant, ils arrivèrent à l’endroit où étaient le marais et le pont, et ils y virent la fière géante sous une armure d’or ornée d’émeraudes et de saphirs. Mais je remets à l’autre chant pour dire comment Roger se risqua à l’attaquer.
Chant VII
ARGUMENT. – Roger, après avoir abattu une géante qui se tenait à la garde d’un pont, arrive au palais d’Alcine. Il en devient éperdument amoureux et reste dans l’île. Bradamante n’ayant aucune nouvelle de lui, va chercher Mélisse, et lui remet l’anneau enchanté qui doit servir à rompre les enchantements d’Alcine. Mélisse va avec cet anneau dans l’île, réveille la raison endormie de Roger qui se décide à quitter ce dangereux séjour.
Celui qui s’en va loin de sa patrie voit des choses fort différentes de ce qu’il avait cru jusque-là; et lorsqu’ensuite il les raconte, on ne le croit pas, et il passe pour un menteur, car le sot vulgaire ne veut ajouter foi qu’aux choses qu’il voit et touche clairement et entièrement. Aussi, je sais parfaitement que l’inexpérience fera attacher peu de croyance à ce que je chante.
Qu’on m’en accorde peu ou beaucoup, je n’ai pas besoin de me creuser l’esprit pour le vulgaire sot et ignare. Je sais bien que vous ne m’accuserez pas de mensonge, vous qui avez une claire intelligence des discours, et c’est à vous seul que je désire rendre cher le fruit de mes labeurs. Je vous ai laissés au moment où nos personnages aperçurent le pont et le marais qui étaient gardés par l’altière Éryphile.
Celle-ci était armée du métal le plus fin, sur lequel on distinguait des pierreries de toutes couleurs: le rubis vermeil, la chrysolithe jaune, l’émeraude verte et la fauve hyacinthe. En place de cheval, elle avait pour monture un loup rayé. Sur ce loup rayé, à la selle extraordinairement riche, elle traverse le fleuve.
Je ne crois pas que la Pouille en possède un si monstrueux. Il était plus gros et plus grand qu’un bœuf; aucun frein ne lui faisait écumer les lèvres, et je ne sais comment elle pouvait le diriger à sa volonté. La maudite peste avait sur ses armes une soubreveste couleur de sable et, hors la couleur, semblable à celle que les évêques et les prélats portent à la cour.
Sur son écu et sur son cimier, était un crapaud gonflé de venin. Les dames la montrèrent au chevalier, attendant en deçà du pont et disposée à combattre et à lui barrer le passage, ainsi qu’elle avait coutume de le faire à chacun. Elle crie à Roger de retourner en arrière. Mais celui-ci prend sa lance, et la menace et la défie.
Non moins prompte et hardie, la géante éperonne le grand loup, et s’affermit sur l’arçon. Au milieu de sa course, elle met sa lance en arrêt, et fait trembler la terre sur son passage. Mais sur le pré elle est arrêtée net par un choc terrible, car le brave Roger lui plante son fer droit sous le casque, et l’enlève des arçons avec une telle force, qu’il la jette à plus de six brasses en arrière.
Déjà il avait tiré l’épée qu’il portait au côté, et s’apprêtait à trancher l’orgueilleuse tête; et il pouvait bien le faire, car Éryphile gisait comme morte parmi les fleurs sur l’herbe. Mais les dames crièrent: «Qu’il te suffise qu’elle soit vaincue, sans poursuivre une plus cruelle vengeance.» Le chevalier courtois remet son épée au fourreau. Passons le pont, et poursuivons notre route.
Ils suivirent pendant quelque temps un chemin difficile et rude, à travers un bois, et qui, outre qu’il était étroit et rempli de pierres, montait presque en ligne droite au haut de la colline. Mais, dès qu’ils eurent atteint le faîte, ils débouchèrent dans une prairie spacieuse, où ils aperçurent le plus beau et le plus ravissant palais qui se soit jamais vu au monde.
En dehors des portes extérieures, la belle Alcine s’avança de quelques pas au devant de Roger, et lui fit un accueil seigneurial, entourée de sa brillante cour d’honneur. Tous ses courtisans comblèrent le vaillant guerrier de tant d’hommages et de révérences, qu’ils n’en auraient pu faire plus, si Dieu était descendu parmi eux de sa demeure céleste.
Le palais n’était pas seulement remarquable parce qu’il surpassait tous les autres en richesse, mais parce qu’il renfermait les gens les plus aimables et les plus avenants qui fussent au monde. Ils différaient peu les uns des autres en fleur de jeunesse et de beauté; mais Alcine était plus belle qu’eux tous, de même que le soleil est plus beau que toutes les étoiles.
Elle était si bien faite de sa personne, que les peintres industrieux ne sauraient en imaginer de plus parfaite. Sa longue chevelure retombait en boucles, et il n’est pas d’or plus resplendissant et plus chatoyant. Sur sa joue délicate étaient semés les roses et les lys; son front, d’un pur ivoire, terminait un visage admirablement proportionné.
Sous deux sourcils noirs et d’un dessin plein de finesse, sont deux yeux noirs, ou plutôt deux clairs soleils, aux regards tendres, et lents à se mouvoir. Il semble qu’Amour, qui voltige se joue tout autour, vient y remplir son carquois de flèches dont il transperce les cœurs. De là, descend sur le milieu du visage un nez où l’envie ne trouverait rien à critiquer.
Au-dessous, comme entre deux sillons, se dessine une bouche où est répandu un cinabre naturel. Là, sont deux rangées de perles sur lesquelles se ferme et s’ouvre une lèvre belle et douce. C’est de là que sortent les paroles courtoises, capables d’amollir le cœur le plus rude et le plus rebelle. La, se forme ce rire suave qui ouvre à son gré le paradis sur terre.
Blanc comme neige est son beau col, et sa gorge blanche comme lait. Le col est arrondi et la gorge est relevée. Deux seins drus, comme s’ils étaient d’ivoire, vont et viennent, ainsi que l’onde sur le rivage, quand une fraîche brise soulève la mer. Argus lui-même ne pourrait voir le reste; mais on peut juger que ce qui est caché sous le voile correspond à ce qui apparaît au dehors.