Ô comte Roland, ô roi de Circassie, dites, à quoi vous a servi votre éclatante valeur? Dites, à quel prix doit-on estimer votre gloire sans pareille? Quelle récompense ont obtenue vos services? Montrez-moi une seule faveur, ancienne ou nouvelle, que vous ait jamais accordée, en retour de votre dévouement, celle pour qui vous avez tant souffert.
Oh! si tu pouvais jamais revenir à la vie, combien ta peine serait cruelle, ô roi Agrican, toi envers qui elle se montra si dédaigneuse, et qu’elle repoussa d’une façon si dure et si inhumaine! Et toi, Ferragus, et vous, au nombre de plus de mille, dont je passe les noms, qui avez accumulé tant de prouesses pour cette ingrate, combien il vous serait douloureux de la voir maintenant aux bras de celui-ci!
Angélique laissa cueillir à Médor la première rose, non encore effleurée, du beau jardin où personne n’avait été assez heureux pour mettre les pieds. Afin de légitimer sa faiblesse, on célébra les saintes cérémonies du mariage, sous les auspices de l’amour, et avec la femme du berger pour marraine.
Sous cet humble toit, les noces furent faites aussi solennellement que possible, et pendant plus d’un mois les deux amants goûtèrent en paix de tranquilles plaisirs. La dame ne voyait rien au-dessus du jouvenceau, et ne pouvait s’en rassasier. Bien qu’elle fût toujours pendue à son cou, elle ne sentait jamais ses désirs entièrement satisfaits.
Soit qu’elle restât enfermée ou qu’elle sortît de la cabane, elle avait jour et nuit le beau jouvenceau à son côté. Matin et soir elle parcourait l’une et l’autre rive, foulant aux pieds les vertes prairies. Dans le milieu du jour, tous deux se mettaient à l’abri sous une grotte non moins commode et agréable que celle qu’Énée et Didon, fuyant l’orage, rendirent jadis témoin fidèle de leurs secrets [76].
Un de leurs plaisirs consistait à graver leur chiffre, avec un couteau ou un stylet, sur l’écorce de chaque arbre qu’ils voyaient dresser son ombre au-dessus d’une fontaine ou d’un pur ruisseau. Ils en faisaient de même sur les rochers les moins durs; les noms d’Angélique et de Médor, entrelacés ensemble de mille façons, couvraient aussi les murs de la cabane.
Quand Angélique jugea qu’elle avait assez longtemps séjourné dans cet endroit, elle résolut de retourner dans l’Inde, au Cathay, et de placer la couronne de son beau royaume sur la tête de Médor. Elle portait au bras un bracelet d’or, orné de riches pierreries, que le comte Roland lui avait donné, en témoignage du bien qu’il lui voulait. Elle le possédait depuis longtemps.
Morgane le donna jadis à Ziliant [77], pendant qu’elle le retenait captif dans le lac. Celui-ci, après avoir été rendu à son père Monodant, grâce au bras et à la valeur de Roland, donna le bracelet au comte. Roland, qui était amoureux, consentit à passer à son bras le cercle d’or, dans l’intention de le donner à sa reine, dont je vous parle.
La dame l’avait conservé comme ce qu’elle avait de plus précieux, non par amour pour le paladin, mais parce qu’il était riche et d’un travail exquis. Elle réussit, je ne sais par quel artifice, à le garder lorsque, dans l’île des Pleurs, elle fut exposée nue en pâture à un monstre marin, par des gens inhospitaliers et cruels.
N’ayant pas d’autre récompense à offrir au bon pasteur et à sa femme, qui les avaient aidés avec un si grand zèle depuis le jour où ils étaient arrivés dans leur chaumière, elle ôta le bracelet de son bras et le leur donna; elle voulut qu’ils le gardassent en souvenir d’elle. Puis ils s’acheminèrent vers la chaîne de montagnes qui sépare la France de l’Espagne.
Ils pensaient s’arrêter quelques jours à Barcelone ou à Valence, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un bon navire qui appareillât pour le Levant. En descendant le versant des Pyrénées, ils découvrirent la mer au delà de Girone, et, côtoyant le rivage à main gauche, ils se dirigèrent sur Barcelone par la route ordinaire.
Mais avant d’y arriver, ils rencontrèrent sur le sable du rivage un homme fou, dont le visage, la poitrine, les reins et tout le corps étaient tout souillés de boue et de fange, comme celui d’un porc. Cet homme se rua sur eux comme un dogue qui se jette sur un étranger, et vint détruire leur bonheur. Mais je retourne vous parler de Marphise.
Je veux vous parler de Marphise, d’Astolphe, d’Aquilant, de Griffon et des autres qui, la mort devant les yeux, sont livrés à la fureur de la mer dont ils ne peuvent se garantir. La fortune, de plus en plus arrogante, redouble ses menaces et ses colères, et bien qu’elle dure depuis trois jours, elle ne semble pas prête à s’apaiser.
L’onde ennemie et le vent toujours plus féroce ont brisé le gaillard d’arrière et la galerie. Le pilote fait couper et jeter à la mer les débris que l’ouragan laisse debout. L’un, dans sa cabine, se tient courbé sur la carte, cherchant, à la lumière d’une petite lanterne, le chemin à suivre; l’autre visite la cale avec une torche.
Celui-ci se tient à la poupe, celui-là à la proue, devant la clepsydre, et regarde, à chaque demi-heure, combien on a fait de chemin, et quelle direction l’on suit. Puis, tous les matelots sont réunis sur le pont du navire, où ils tiennent conseil sous la présidence du patron, et donnent chacun leur avis.
L’un dit: «Nous sommes arrivés sous Limisso, si j’en juge par les bas-fonds.» L’autre soutient qu’on est près des rocs aigus de Tripoli, où la mer brise la plupart des navires; un troisième s’écrie: «Nous courons nous perdre sur la côte de Satalie, objet d’effroi et de regrets pour plus d’un nocher.» Chacun parle selon son opinion; mais tous sont oppressés et tourmentés d’une même crainte.
Le troisième jour, le vent les secoue avec plus de violence, et la mer frémit encore plus furieuse; une lame brise et emporte le gouvernail; une autre enlève d’un même coup la barre et celui qui la tient. Il faudrait avoir le cœur de marbre et plus dur que l’acier, pour ne pas être effrayé à un tel moment. Marphise, qui jusque-là n’avait jamais connu la crainte, a avoué, depuis, que ce jour-là elle eut peur.
Tous font des vœux de pèlerinage au mont Sinaï, à Galice, à Chypre, à Rome, au Saint-Sépulcre, à la Vierge d’Utine et à d’autres lieux célèbres. Cependant le malheureux navire, à moitié fracassé, est soulevé jusqu’au ciel ou plongé au fond de la mer. Pour moins le fatiguer, le patron avait fait couper le mât d’artimon.
Les ballots, les caisses, et tous les objets les plus lourds, sont jetés par-dessus la proue et la poupe; les cabines, les magasins et les riches marchandises qu’ils renferment deviennent la proie des ondes. Les uns travaillent aux pompes, et cherchent à rejeter dans la mer l’eau qui remplit le navire; les autres réparent dans la cale les endroits où la mer a causé des avaries.
Au bout de quatre jours passés au milieu de ces fatigues et de ces angoisses, ils étaient au bout de leurs forces, et la mer en aurait eu complètement raison, pour peu que sa fureur eût continué. Mais la vue du feu Saint-Elme, qui vint se poser sur la corniche de la proue – car ils n’avaient plus ni mâts ni antennes – leur fit espérer une prochaine accalmie.
À la vue de la flamme éclatante, les navigateurs s’agenouillèrent tous, et les yeux humides de larmes, la voix tremblante, ils implorèrent une mer tranquille. La tempête cruelle, jusqu’alors si tenace, s’arrêta soudain; le mistral et l’aquilon laissèrent le navire en paix; et le vent du Sud-Ouest régna seul sur la mer.