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Il sortait avec tant de force de sa noire caverne, et produisait sur la surface de la mer agitée un courant si rapide, qu’il entraînait le navire plus rapidement que le faucon emporté sur ses ailes. Le nocher craignait déjà de le voir poussé jusqu’à la fin du monde, ou rompu en mille pièces et submergé.

Mais il trouva bientôt le moyen d’y remédier. Il fit jeter des fascines le long de la poupe et lâcher les câbles, ce qui ralentit des deux tiers la vitesse du bâtiment. Cette manœuvre, ajoutée à l’heureux présage causé par la vue du feu Saint-Elme brillant à la proue, sauva le navire qui aurait probablement péri sans cela, et lui permit de regagner en toute sûreté la haute mer.

Ils arrivèrent enfin dans le golfe de Laias, sur la côte de Syrie, en face d’une grande cité. Ils étaient si près du rivage, qu’ils distinguaient les deux forteresses qui fermaient l’entrée du port. En reconnaissant la route qu’il suivait, le patron recommença à pâlir, car il ne voulait pas aborder à ce port, et ne pouvait reprendre la haute mer pour le fuir.

Il ne pouvait ni fuir ni reprendre la haute mer, ayant perdu ses mâts et ses antennes, et son pont, ainsi que ses maîtresses pièces, ayant été détruit, emporté ou abattu par les vagues. Aborder au port, c’était affronter la mort ou un perpétuel esclavage, tous ceux que leur erreur ou la mauvaise fortune y poussait y recevant la mort ou étant retenus prisonniers.

Rester plus longtemps sans prendre un parti offrait aussi un grand danger, car les habitants pouvaient à chaque instant sortir sur des barques armées et attaquer le navire, qui, loin de pouvoir se défendre, avait peine à se maintenir à flot. Pendant que le patron était indécis, le duc d’Angleterre lui demanda ce qui causait son hésitation, et pourquoi il n’avait pas encore abordé au port.

Le patron lui répond que ces rivages sont occupés par des femmes homicides, dont l’antique loi ordonne de tuer ou de retenir en esclavage quiconque y aborde. Celui-là seul peut échapper à cette double alternative, qui, après avoir vaincu dix chevaliers en champ clos, peut, la nuit suivante, livrer assaut dans le lit à dix donzelles.

Quand bien même il aurait triomphé de la première épreuve, il est mis à mort s’il ne surmonte pas la seconde, et ses compagnons sont contraints à servir comme laboureurs ou gardeurs de troupeaux. Si, au contraire, il parvient à vaincre dans les deux cas, il obtient la liberté de tous les siens. Quant à lui, il est retenu prisonnier, et doit servir d’époux à dix femmes, choisies à son goût.

Astolphe ne peut s’empêcher de rire en apprenant l’étrange loi de ce pays. Surviennent Sansonnet, puis Marphise, Aquilant et son frère. Le patron leur raconte également le motif qui le retient loin du port. «J’aime mieux – ajoute-t-il – être englouti par la mer que subir le joug de la servitude.»

Les matelots, et tous les autres passagers, furent de l’avis du patron. Mais Marphise et ses compagnons furent d’un avis contraire, le rivage leur paraissant plus sûr que la mer. Il leur semblait plus pénible de se voir entourés par les vagues en courroux, que de se trouver au milieu de cent mille épées. Ils redoutaient fort peu ce pays, ni tout autre où ils pouvaient se servir de leurs armes.

Les guerriers désirent aborder, surtout le duc anglais qui sait qu’avec le son de son cor il peut mettre en fuite tous les habitants de la contrée. Une partie des passagers approuve ce projet, l’autre le blâme. Une discussion s’engage. Mais le plus grand nombre se déclarent contre l’avis du patron, et le forcent à se diriger malgré lui vers le port.

À peine les a-t-on découverts de la cité cruelle, qu’une galère garnie d’une chiourme nombreuse et de matelots expérimentés, s’en vient droit au malheureux navire où règnent l’incertitude et la confusion. La galère attache à sa poupe la proue du bâtiment, et le remorque hors de la mer impitoyable.

On entre au port à force de rames plutôt qu’à l’aide de la voile, car l’alternance des brises du Sud et du Nord a fini par faire tomber le vent. Pendant ce temps, les chevaliers reprennent leurs dures cuirasses et ceignent leur fidèle épée, tout en cherchant à rendre le courage et l’espoir au patron et aux autres passagers qui tremblent de peur.

Le port ressemble au croissant de la lune, et a plus de quatre milles de tour; l’entrée est large de six cents pas, et à chaque corne du croissant s’élève une forteresse. La ville n’a à craindre aucun assaut, si ce n’est du côté du Midi; elle s’étale en amphithéâtre sur le penchant d’un coteau.

Dès que le navire est arrivé – avis en avait été donné dans toute la ville – six mille femmes, en costume de guerre et armées d’arcs, se réunissent sur le port, et, pour couper toute retraite, ferment la mer d’une forteresse à l’autre, au moyen de navires et de chaînes toujours prêts pour cet usage.

Une d’elles, aussi âgée que la sibylle de Cumes ou la mère d’Hector, fait appeler le patron et lui demande s’ils veulent se laisser mettre à mort, ou s’ils veulent se soumettre au joug; ils ont le choix entre deux partis: mourir tous en ce lieu, ou y rester prisonniers.

«Il est vrai – disait-elle – que s’il se trouve parmi vous un homme assez courageux et assez fort pour combattre contre dix de nos hommes et leur donner la mort, puis pour remplir la nuit suivante l’office de mari auprès de dix femmes, il deviendra notre roi, et vous pourrez poursuivre votre route.

» À moins que vous ne préfériez rester aussi; mais ceux qui voudront rester s’engageront à servir de mari à dix femmes. Si, au contraire, votre champion est vaincu par nos dix guerriers, ou s’il succombe dans la seconde épreuve, vous resterez tous comme esclaves, et lui périra.»

Là où la vieille croyait ne rencontrer que de la crainte, elle trouve une hardiesse inaccoutumée. Chacun des chevaliers se fait fort de soutenir l’une et l’autre épreuve. Quant à la seconde, ce n’est pas le cœur qui manque à Marphise pour la surmonter, bien qu’elle y soit peu apte, mais elle espère qu’à défaut de la nature son épée suffira pour la tirer d’affaire.

Après s’être entendus, ils chargent d’un commun accord le patron de répondre qu’il y a sur le navire des gens disposés à affronter les dangers du champ clos et du lit. Aussitôt tous les obstacles s’abaissent, le pilote accoste, déploie le câble et fait mordre l’ancre; le pont est jeté, et les guerriers sortent du navire, tirant leurs destriers après eux.

Puis ils vont à travers la ville, qu’ils trouvent pleine de donzelles hardies, chevauchant dans les rues et luttant sur les places comme de vraies guerrières. Ici, il est défendu aux hommes de chausser l’éperon, de ceindre l’épée ou de porter aucune arme, excepté toutefois aux dix qui sont chargés de faire respecter l’antique coutume que je vous ai dite.

Tous les autres tiennent la navette, l’aiguille, le fuseau, ou sont occupés à se peigner et à se parer. Vêtus d’habits de femme, ils vont toujours à pied, ce qui leur donne un air mou et efféminé. Quelques-uns sont enchaînés et réservés pour les travaux de l’agriculture, ou pour la garde des troupeaux. En somme, les hommes sont peu nombreux; c’est à peine si, pour mille femmes, on en compte cent, dans la ville et dans toute la contrée.

Les chevaliers conviennent de tirer au sort celui d’entre eux qui devra, pour le salut commun, lutter contre les dix champions dans la lice, et combattre ensuite sur un autre champ de bataille. Ils veulent écarter Marphise, estimant qu’elle ne peut songer à vaincre dans la seconde joute, car elle n’a pas ce qu’il faut pour remporter la victoire sur ce point.