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Mais revenons à cette dernière. La jeune fille ne refuse pas de se faire connaître au chevalier qui a été si courtois envers elle et qui paraît tout disposé, lui aussi, à lui apprendre qui il est. Elle se libère sur-le-champ de sa dette, et lui dit le nom qu’il désire savoir: «Je suis Marphise – dit-elle.» Et c’est assez, car le reste est connu de tout l’univers.

L’autre commence, son tour venu, à se faire connaître d’une manière plus détaillée, en disant: «Je crois que chacun de vous a présent à la mémoire le nom de ma famille. Ce n’est pas seulement la France, l’Espagne et les pays voisins, mais l’Inde, l’Éthiopie et les contrées glacées du Pont, qui connaissent l’illustre maison de Clermont d’où sont sortis le chevalier qui tua Almonte [79],

» Et celui qui donna la mort à Clariel et à Mambrin [80], et détruisit leur empire. Je suis de ce sang. À l’endroit où l’Ister vient se jeter, par huit ou dix bouches, dans le Pont-Euxin, ma mère m’engendra du duc Aymon, qui était arrivé dans ce pays comme voyageur. Il y a un an bientôt que je l’ai laissée dans les pleurs, pour aller en France retrouver ma famille.

» Mais je n’ai pu achever mon voyage, ayant été poussé sur ce rivage par la tempête. Voilà dix mois, ou plus peut-être, que j’y suis retenu, et que j’y compte les jours et les heures. Mon nom est Guidon le Sauvage. Il est encore connu par peu d’exploits. Je tuai ici Argilon de Mélibée et dix chevaliers qu’il avait avec lui.

» Je subis également l’épreuve des donzelles. Maintenant j’en ai dix à ma disposition pour mes plaisirs. Je les ai choisies parmi les plus belles, et elles sont en effet les plus gentes de tout le royaume. Je leur commande ainsi qu’à toutes les autres, car elles m’ont remis le sceptre et le gouvernement, comme elles le donneront à quiconque verra la fortune lui sourire, et mettra les dix champions à mort.»

Les chevaliers demandent à Guidon pourquoi il y a si peu d’hommes dans le pays, et pourquoi ils sont assujettis aux femmes, comme celles-ci le sont à leurs maris dans les autres contrées. Guidon leur dit: «J’en ai entendu souvent raconter le motif depuis que je demeure en ces lieux, et puisque cela vous est agréable, je vais vous le répéter comme je l’ai entendu moi-même.

» À l’époque où les Grecs revinrent de Troie, après vingt années d’absence – le siège avait duré dix ans, et ils furent pendant dix ans le jouet des vents contraires – ils trouvèrent que leurs femmes, pour se consoler des chagrins d’une si longue absence, avaient toutes pris de jeunes amants, afin, sans doute, de ne point se refroidir dans leur lit solitaire.

» Les Grecs trouvèrent leurs maisons pleines d’enfants qui étaient à d’autres qu’à eux. Cependant, d’un commun accord, ils pardonnèrent à leurs femmes, comprenant bien qu’elles n’avaient pu jeûner si longtemps. Mais ils résolurent d’expulser les fils de l’adultère, et de les envoyer chercher fortune ailleurs, ne voulant pas qu’ils fussent plus longtemps nourris à leurs frais.

» On en exposa une partie; les autres furent cachés par leurs mères et conservèrent la vie. Les adultes furent répartis, d’un côté et d’autre, de différentes façons: les uns furent faits soldats; les autres cultivèrent les sciences et les arts; ceux-ci labourèrent la terre; ceux-là prirent du service dans les cours; d’autres enfin devinrent pasteurs, selon qu’il plut à Celle qui coordonne tout ici-bas.

» Parmi ceux qui partirent, se trouvait un jeune homme, fils de la cruelle reine Clytemnestre. Il était âgé de dix-huit ans, et frais comme un lis ou la rose nouvellement cueillie sur le buisson. Monté sur un navire armé en guerre, il se mit à parcourir les mers, et se livra à la piraterie, en compagnie d’une centaine de jouvenceaux de son âge, choisis dans toute la Grèce.

» Dans le même temps, les Crétois ayant chassé leur roi Idoménée, à cause de sa cruauté, rassemblaient de tous côtés des troupes et des armes pour défendre leur nouvelle république. Ils prirent à leur solde, en le payant largement, Phalante, – c’était le nom du jeune Grec – ainsi que tous ses compagnons, et leur confièrent la garde de la ville de Dicthyne.

» Des cent villes remarquables que comptait la Crète, Dicthyne était la plus riche et la plus plaisante. Les femmes y étaient belles et amoureuses, et, du matin au soir, la vie s’y passait dans les plaisirs et les jeux. Comme de tout temps on y avait fait aux étrangers l’accueil le plus gracieux, les Crétoises ne tardèrent pas à faire de Phalante et de ses compagnons les maîtres de leurs maisons.

» Ils étaient tous jeunes et bien faits, car Phalante avait choisi la fleur de la Grèce; aussi, dès qu’ils apparurent, ils arrachèrent de la poitrine le cœur de toutes les belles dames. Ayant, par la suite, montré qu’ils étaient aussi bons et aussi vaillants au lit qu’ils étaient beaux, ils devinrent si chers à leurs dames, que celles-ci les préféraient à tout autre bien.

» La guerre, pour laquelle Phalante avait été engagé, étant terminée, et la solde de guerre n’étant plus payée, les jeunes Grecs songèrent à quitter une ville où ils n’avaient plus rien à gagner. Ils éprouvèrent une vive résistance de la part des femmes de Crète, qui versèrent à cette occasion plus de pleurs que si leurs pères fussent morts.

» Leurs dames les supplièrent de rester; mais voyant qu’ils ne voulaient pas y consentir, elles partirent avec eux, abandonnant pères, frères et enfants, après avoir emporté de chez elles tout ce qu’elles purent de pierreries et d’or. Cela se fit si secrètement, que personne en Crète ne soupçonna leur fuite.

» Le vent fut si propice, et l’heure si bien choisie par Phalante pour leur fuite, qu’ils étaient déjà très loin, quand on s’aperçut en Crète du dommage causé par leur fuite. Poussés par le hasard sur cette plage alors inhabitée, ils s’y arrêtèrent, et y jouirent en sûreté du fruit de leur rapt.

» Ils s’y livrèrent pendant dix jours à toute l’ardeur des plaisirs amoureux. Mais, comme il arrive souvent que la satiété amène l’ennui dans les cœurs juvéniles, ils furent tous d’accord pour vivre sans femmes et se débarrasser d’une telle charge. Il n’est pas en effet de fardeau plus lourd que d’avoir sur les bras une femme qui vous ennuie.

» Pour eux, qui étaient avides de gain et de rapines, et peu soucieux de faire de grosses dépenses, ils comprirent que pour subvenir à l’entretien de tant de concubines, il leur fallait autre chose que leurs arcs et leurs flèches. Aussi, abandonnant là les malheureuses, ils partirent en emportant leurs trésors, et se dirigèrent vers la Pouille, où j’ai entendu dire qu’ils bâtirent dans la suite la ville de Tarente, sur le bord de la mer.

» Les femmes, se voyant trahies par leurs amants en qui elles avaient la plus grande confiance, restèrent plusieurs jours dans un tel état d’abattement, qu’elles ressemblaient à des statues immobiles sur le rivage. Comprenant enfin que les cris et les larmes ne leur étaient d’aucun secours, elles commencèrent à songer comment elles sortiraient d’une si malheureuse situation.

» Au milieu d’avis fort divers, quelques-unes disaient qu’il fallait retourner en Crète, et se soumettre au jugement sévère de leurs pères et de leurs maris outragés, plutôt que de périr de misère et de faim sur ces bords déserts et dans ces bois sauvages. D’autres disaient que, plutôt que de faire cela, il vaudrait mieux se précipiter dans la mer;