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» Et que ce serait un moindre mal d’errer par le monde en courtisanes, ou comme mendiantes et esclaves, que d’aller s’offrir elles-mêmes aux justes châtiments que méritait leur conduite coupable. C’est ainsi que les infortunées ne savaient à quoi se résoudre, trouvant toutes les résolutions aussi dures, aussi pénibles les unes que les autres. Enfin une d’elles, nommée Orontée, et qui tirait son origine de Minos, se leva.

» Elle était la plus jeune, la plus belle et la plus aimable de toutes celles qui avaient été amenées là. Elle avait aimé Phalante à qui elle s’était donnée pucelle, et pour lequel elle avait abandonné son père. Son visage et son accent révélaient l’indignation dont son cœur magnanime était enflammé. Repoussant les propositions de ses compagnes, elle fit prévaloir la sienne.

» Elle fut d’avis qu’il ne fallait pas quitter cette terre dont elles avaient reconnu la fécondité et la salubrité; qui était arrosée de fleuves aux eaux limpides, couverte de forêts épaisses, et dont la plus grande partie était en plaine. De plus, elle abondait en ports et en rades naturelles où les étrangers qui transportaient entre l’Afrique et l’Égypte les divers produits nécessaires à la vie, pouvaient trouver un asile sûr contre les mauvais temps.

» Il fallait, d’après elle, s’y fixer et tirer vengeance du sexe viril qui les avait si fort outragées. Elle proposa de mettre à sac, à feu et à sang tout navire que les vents contraindraient à relâcher dans leur port, et que pas un seul homme de l’équipage n’aurait la vie sauve. Ainsi fut proposée, ainsi fut acceptée et mise en usage cette loi inhumaine.

» Dès qu’elles sentaient approcher la tempête, les femmes couraient en armes sur le bord de la mer, conduites par l’implacable Orontée qui leur avait donné des lois et était devenue leur reine. Elles brûlaient et pillaient les navires poussés sur leurs rivages, ne laissant pas un homme vivant, qui pût en porter la nouvelle quelque part.

» Elles vécurent ainsi seules pendant quelques années, ennemies acharnées du sexe masculin. Mais elles finirent par s’apercevoir que, si elles ne changeaient pas de manière de procéder, elles prépareraient leur propre ruine. En effet, en ne se créant point une postérité, elles arriveraient infailliblement à voir dans peu de temps leur loi devenir inutile dans leur infécond royaume, alors qu’elles voulaient au contraire la rendre éternelle.

» Aussi, modérant un peu leur rigueur, elles choisirent, pendant un espace de quatre années, dix hommes les plus beaux et les plus vigoureux parmi ceux qu’elles capturèrent, et qu’elles jugèrent aptes à soutenir la joute amoureuse contre cent femmes qu’elles étaient. Un mari fut établi pour servir à dix d’entre elles.

» Mais avant d’en arriver là, elles en immolèrent un grand nombre jugés trop faibles pour cette rude besogne. Enfin, après en avoir mis dix à l’épreuve, elles leur firent partager leur lit et leur puissance, à la condition toutefois que, si d’autres hommes plus vigoureux abordaient dans leur port, ils seraient sans pitié passés au fil de l’épée.

» Plus tard, devenues grosses, et ayant donné le jour à des fils, elles en vinrent à craindre qu’il leur naquît tellement d’enfants mâles, qu’elles ne pussent plus se défendre d’eux, et que l’autorité, qui leur était si chère, ne finît par retomber aux mains des hommes. Elles prirent donc leurs mesures, pendant que leurs enfants mâles étaient encore tout jeunes, pour n’avoir point à redouter dans la suite leur rébellion.

» Pour que le sexe masculin ne vînt pas un jour à les subjuguer, elles instituèrent une loi horrible qui ne permettait à chaque mère de garder qu’un seul enfant mâle. Tous les autres devaient être étouffés, ou bien échangés et vendus hors du royaume. Ils étaient envoyés en tous lieux, et ceux à qui on les confiait avaient pour instructions formelles de rapporter des filles s’ils pouvaient en trouver en échange, et, dans le cas contraire, de ne pas revenir du moins les mains vides.

» Elles n’auraient même pas consenti à en garder un seul, si elles avaient pu conserver leur peuple sans leur concours. Telle était la pitié, la clémence de ces femmes, qu’elles étaient plus cruelles envers leurs propres fils qu’envers les étrangers. Ceux-ci continuèrent à subir le même sort; seulement la loi fut corrigée en ceci qu’on ne les tua plus indistinctement comme autrefois.

» S’il en arrivait dix, vingt ou un plus grand nombre à la fois, ils étaient emprisonnés, et chaque jour l’un d’eux seulement était tiré de prison pour être immolé dans l’horrible temple qu’Orontée avait fait élever, et où se trouvait un autel dédié à la Vengeance. Et c’était à l’un de leurs dix époux désigné par le sort, qu’était réservé le soin de procéder au cruel sacrifice.

» Un grand nombre d’années après, un jeune homme, qui descendait du brave Alcide, et de grande valeur sous les armes, fut jeté sur ces bords inhospitaliers. Il s’appelait Elban. Comme il s’avançait sans aucune défiance, il fut pris avant même de s’en être aperçu, et fut enfermé sous bonne garde, dans une étroite prison où on le garda avec d’autres, pour l’immoler selon l’usage cruel.

» Son visage était si beau et si séduisant, ses manières et sa tournure si distinguées, son langage si doux et si éloquent, qu’un aspic lui-même se serait arrêté pour l’écouter; si bien qu’on en parla, comme de la chose la plus rare qui fût au monde, à Alexandra, fille d’Orontée, laquelle, quoique courbée sous le nombre des années, vivait encore.

» Orontée vivait encore. Toutes celles qui étaient arrivées en ce pays avec elle étaient mortes; mais d’autres étaient nées, et en si grand nombre, que pour chaque dizaine il n’y avait pas même un mari; d’autant plus que les dix chevaliers avaient soin de faire aux arrivants une rude réception.

» Alexandra, désireuse de voir le jouvenceau qu’on lui avait tant vanté, obtint de sa mère, à force de prières, de voir et d’entendre Elban. Quand elle le quitta, elle sentit, à l’oppression qui l’étouffait, qu’elle lui laissait son cœur. Elle se sentit lier sans même essayer de résister, et se trouva prise par son propre prisonnier.

» Elban lui dit: “Femme, si la pitié qui règne dans les autres contrées que le soleil dans sa course vagabonde éclaire et colore avait encore quelque pouvoir ici, j’oserais, au nom de la beauté de votre âme dont tout cœur sensible doit s’énamourer, vous demander de me conserver une vie que je serais prêt à répandre ensuite à chaque instant pour vous.

» ”Mais, puisqu’on ces lieux les cœurs humains sont fermés à la pitié hors de toute raison, je ne vous demande pas de me laisser la vie. Je sais bien que mes prières seraient vaines. Je vous demande seulement la faveur de mourir les armes à la main, comme un chevalier que je suis, bon ou mauvais, et non comme un coupable condamné par jugement, ou comme un vil animal voué au sacrifice.”

» La gentille Alexandra, émue de pitié pour le jouvenceau, avait les yeux humides de larmes; elle répondit: “Bien que cette contrée soit plus cruelle que toute autre, je n’admets pas cependant que toutes les femmes y soient des Médées, comme tu le crois; quand bien même elles seraient pis encore, moi seule voudrais faire exception entre toutes les autres.

» ”Et si je me suis montrée jusqu’ici impitoyable et cruelle comme toutes mes compagnes, je puis dire que c’est parce que je n’ai pas eu l’occasion de faire éclater ma pitié. Mais je serais plus enragée qu’un tigre, et j’aurais le cœur plus dur qu’un diamant, si ta beauté, ton courage et ta grâce ne m’avaient enlevé toute ma rudesse.