Astolphe et la dame qui l’avaient portée après l’Argail, ne savaient pas qu’elle était enchantée; ils attribuaient ses coups merveilleux à leur propre vigueur, et ils croyaient qu’ils en auraient fait autant avec toute autre lance. La seule raison qu’eût Roger pour ne pas jouter avec la lance, fut la crainte de voir son bon Frontin reconnu.
La dame aurait pu facilement le reconnaître en le voyant, car elle l’avait longtemps monté, et elle l’avait gardé avec elle à Montauban. Roger qui n’avait d’autre souci, d’autre préoccupation que de n’être pas reconnu par elle, ne voulut pas prendre Frontin, ni conserver aucune marque extérieure qui eût pu donner le moindre soupçon.
Il voulut même prendre une autre épée que son épée ordinaire. Il savait trop bien que, pour résister à Balisarde, toute armure serait comme une pâte molle, et qu’aucune trempe ne pouvait l’arrêter. Il eut soin encore d’enlever avec un marteau le tranchant de sa nouvelle épée, afin de la rendre moins dangereuse. C’est armé de la sorte que Roger, aux premières lueurs qui pointèrent à l’horizon, entra en champ clos.
Afin qu’on le prît pour Léon, il avait endossé la soubreveste que ce dernier portait la veille. Sur son écu, peint en rouge, s’étalait l’aigle d’or à deux têtes. On pouvait d’autant plus facilement s’y méprendre, que tous deux étaient de même taille et de même grosseur. Tandis que l’un se montrait avec ostentation, l’autre se dissimulait avec mille précautions.
Les dispositions de Bradamante étaient bien différentes de celles de Roger; si ce dernier avait pris la peine de frapper sur le tranchant de son épée afin de la rendre moins dangereuse, la dame au contraire avait aiguisé la sienne et n’avait qu’un désir, celui de la plonger dans le sein de son adversaire, et de lui arracher la vie. Elle aurait voulu que chaque coup de taille ou de pointe pût pénétrer jusqu’au cœur.
De même qu’en deçà de la barrière, le cheval sauvage et plein de feu, qui attend le signal du départ, ne peut se tenir tranquille sur ses pieds, gonfle les narines et dresse les oreilles, ainsi l’impatiente dame qui ignore qu’elle va combattre contre Roger, attend le signal de la trompette; elle semble avoir du feu dans les veines, et ne peut rester en place.
Souvent, après un coup de tonnerre, un vent violent s’élève soudain, soulevant les vagues de la mer et faisant voler jusqu’au ciel des tourbillons de poussière; on voit alors fuir les bêtes féroces, les pasteurs et leurs troupeaux, tandis que les nuées se résolvent en grêle et en pluie. Ainsi la damoiselle, à peine a-t-elle entendu le signal, saisit son épée et se précipite sur son Roger.
Mais le chêne antique ou les épaisses murailles d’une tour, ne cèdent pas davantage sous les efforts de Borée; l’écueil impassible n’est pas plus ébranlé par la mer en courroux dont les vagues l’assaillent jour et nuit, que le brave Roger, en sûreté sous les armes que Vulcain donna jadis à Hector, ne ploie sous la tempête de haine et de colère qui fond sur ses flancs, sur sa poitrine, sur sa tête.
La damoiselle frappe de taille et d’estoc; elle n’a d’autre préoccupation que de plonger son fer dans le sein de son adversaire, afin d’assouvir sa rage. Elle le tâte d’un côté et d’autre, tournant de çà, de là. Elle se plaint, elle s’irrite de voir qu’elle ne peut aboutir à rien.
De même que celui qui assiège une cité forte et bien pourvue de fossés et de murailles épaisses, redouble ses assauts, essaye tantôt d’enfoncer les portes, tantôt d’escalader les tours élevées, tantôt de combler les fossés, et voit ses gens tomber morts autour de lui sans qu’il puisse pénétrer dans la place; ainsi, malgré tous ses efforts, la dame ne peut ouvrir une seuls pièce, une seule maille de son adversaire.
Mille étincelles jaillissent de l’écu, du casque, du haubert, sous les coups terribles qu’elle porte aux bras, à la tête, à la poitrine, plus rapides et plus pressés que la grêle qui rebondit sur les toits sonores des grandes cités. Roger se tient sur la défensive et détourne les coups avec beaucoup d’adresse, sans riposter jamais.
Tantôt il s’arrête, tantôt il bondit de côté; tantôt il recule, se couvrant de son écu ou de son épée qu’il oppose sans cesse à l’épée de son ennemie. Il ne la frappe point, ou s’il la frappe, il a bien soin de ne l’atteindre que là où il pense lui nuire le moins. La dame, avant que le jour ne s’achève, n’a d’autre désir que de mettre fin au combat.
Elle se rappelle le ban publié, et s’aperçoit du danger qu’elle court, si, à la fin du jour, elle n’a pas tué ou fait prisonnier celui qui l’a provoquée. Déjà Phébus est prêt à plonger sa tête dans les flots par derrière les colonnes d’Hercule, lorsqu’elle commence à se défier de ses forces, et à perdre l’espérance.
Mais plus son espérance décroît, plus sa colère augmente, et plus elle redouble ses bottes furieuses. Elle voudrait mettre en pièces d’un seul coup ces armes dont elle n’a pu, pendant tout un jour, détacher une seule maille. C’est ainsi que l’ouvrier en retard pour un travail qu’il doit livrer, et qui voit venir la nuit, se dépêche en vain, s’inquiète et se fatigue, jusqu’à ce que les forces viennent à lui manquer en même temps que le jour.
Ô malheureuse damoiselle! si tu connaissais celui à qui tu veux donner la mort; si tu savais que c’est Roger, auquel la trame de ta vie est attachée; tu voudrais j’en suis sûr te tuer plutôt que d’essayer de le faire périr, car je sais que tu l’aimes plus que toi-même. Et quand tu sauras que c’est Roger, tu regretteras, je le sais, les coups que tu lui portes maintenant.
Charles et la plupart de ceux qui l’entourent, croyant que c’est Léon et non Roger qui combat, et voyant combien il a déployé de force et d’adresse contre Bradamante, sans jamais lui porter un coup qui pût la blesser, changent de sentiment à son égard, et disent: «Ils se conviennent bien tous deux, car il est digne d’elle, et elle est digne de lui.»
Dès que Phébus s’est tout entier caché dans la mer, Charles fait arrêter le combat; il décide que la dame doit prendre Léon pour son époux, et qu’elle ne peut plus refuser. Roger, sans prendre le moindre repos, sans ôter son casque ou s’alléger d’une seule pièce de son armure, monte sur une petite haquenée, et se hâte de regagner la tente où Léon l’attend.
Léon se jette à plusieurs reprises au cou du chevalier qu’il accueille comme un frère. Il lui retire lui-même son casque, et l’embrasse avec de grands témoignages d’affection: «Je veux – dit-il – que tu fasses compte de moi comme de toi; sans jamais me lasser, tu peux disposer de ma personne et de mes États selon ton désir.
» Je ne vois pas de récompense qui puisse jamais m’acquitter de l’obligation que je viens de contracter envers toi, quand même je m’ôterais la couronne de la tête pour la poser sur la tienne.» Roger, sous le coup d’une angoisse amère, et maudissant la vie, lui répond à peine. Il rend à Léon ses insignes, et reprend la devise de la Licorne.
Feignant d’être fatigué et las, il prend congé de lui le plus tôt qu’il peut, et rentre tout armé dans sa tente, un peu après minuit. Aussitôt il selle son destrier, et sans se faire accompagner, sans prévenir personne, il monte à cheval, et prend le chemin qu’il plaît à Frontin de suivre.
Frontin s’en va tantôt droit devant lui, tantôt faisant de longs détours. Il franchit les forêts et les champs, emportant son maître qui passe toute la nuit à se plaindre. Roger appelle la mort, et n’a plus d’espérance qu’en elle, pour s’affranchir de la douleur qui l’obsède. Il ne voit que la mort qui puisse mettre fin à son insupportable martyre.