«Hélas – disait-il – à qui dois-je m’en prendre de la perte de mon unique bien? contre qui faut-il venger mon injure? mais je ne vois personne qui m’ait offensé; c’est moi seul qui suis coupable et qui me suis rendu malheureux. C’est donc contre moi-même que je dois me venger, car c’est moi qui ai fait tout le mal.
» Cependant si je n’avais nui qu’à moi seul, j’aurais pu peut-être me pardonner, bien que difficilement. À vrai dire, je ne le voudrais pas. Mais lorsque Bradamante ressent l’offense autant que moi, je le voudrais encore moins. Quand je serais assez faible pour me pardonner à moi-même, je ne puis laisser Bradamante sans être vengée.
» Pour la venger, je dois et je veux de toute façon mourir. Ce n’est pas cela qui me pèse, car je ne vois pas d’autre soulagement à ma douleur, si ce n’est la mort. Je regrette seulement de n’être pas mort avant de l’avoir offensée. Heureux, si j’étais mort alors que j’étais prisonnier de la cruelle Théodora!
» Si j’avais péri dans les supplices que sa cruauté me destinait, j’aurais du moins espéré que mon malheureux sort inspirerait quelque pitié à Bradamante. Mais quand elle saura que j’ai aimé Léon plus qu’elle, et que j’ai, de ma propre volonté, renoncé à elle pour la lui donner, elle aura raison de me haïr, mort ou vivant.»
Tout en exhalant ces plaintes et bien d’autres, entrecoupées de soupirs et de sanglots, il se trouve, au lever du soleil, au milieu d’un bois sombre, dans un endroit désert et inculte. Désespéré, voulant mourir et cacher sa mort le plus possible, ce lieu reculé lui paraît propice à son dessein.
Il pénètre au plus épais du bois, là où l’obscurité est plus profonde et le taillis plus enchevêtré. Mais auparavant il délivre Frontin de la bride et lui rend la liberté. «Ô mon Frontin – lui dit-il – si je pouvais te récompenser selon tes mérites, tu n’aurais rien à envier à ce destrier que l’on voit courir dans le ciel parmi les étoiles.
» Cillare et Arion, je le sais, ne furent pas meilleurs que toi, ni plus dignes de louange. Aucun destrier dont il est fait mention chez les Grecs et les Latins ne t’a surpassé. Si, en quelques circonstances, ils t’ont égalé, pas un d’eux ne peut se vanter d’avoir jamais joui de l’honneur que tu as eu.
» Tu as été cher à la plus gente, à la plus belle, à la plus vaillante dame qui fût jamais; elle t’a nourri de sa main et t’a mis elle-même le frein et la selle. Tu étais cher à ma dame. Hélas! pourquoi l’appeler ainsi, puisqu’elle n’est plus à moi; puisque je l’ai donnée à un autre? Ah! qu’attends-je plus longtemps pour tourner cette épée contre moi-même?»
Si, dans ce lieu, Roger s’afflige et se tourmente, et émeut de pitié les bêtes et les oiseaux de proie, seuls témoins de ses cris et des larmes qui baignent son sein, vous devez bien penser que Bradamante n’est pas moins malheureuse à Paris, où rien ne peut plus empêcher ou retarder son mariage avec Léon.
Mais plutôt que d’avoir un autre époux que Roger, elle est résolue à tenter l’impossible, à manquer à sa parole, à braver Charles, la cour, ses parents et ses amis. Et quand elle aura tout essayé, elle se donnera la mort par le poison ou par le fer, car elle aime mieux mourir que de vivre séparée de Roger.
«Ô mon Roger – disait-elle – où es-tu? Es-tu donc allé si loin, que tu n’as pas eu nouvelle du ban publié par Charles? Tout le monde le connaît-il donc, excepté toi? Si tu l’avais connu, je sais bien qu’aucun autre ne serait accouru avant toi. Ah! malheureuse, que dois-je croire, sinon ce qui serait pour moi le pire des malheurs?
» Est-il possible, Roger, que toi seul n’aies pas appris ce que tout le monde a su? Si tu l’as appris et si tu n’as pas volé vers moi, se peut-il que tu ne sois pas mort ou prisonnier? Mais qui connaît la vérité? Ce fils de Constantin t’aura sans doute retenu dans les fers; le traître t’aura enlevé tout moyen de partir, dans la crainte que tu ne sois ici avant lui.
» J’ai imploré de Charles la faveur de n’appartenir qu’à celui qui serait plus fort que moi, dans la croyance que toi seul pourrais me résister les armes à la main. Hors toi, je ne craignais personne. Mais Dieu m’a punie de mon audace, puisque Léon, qui jamais de sa vie n’a accompli d’action d’éclat, m’a faite ainsi prisonnière.
» À vrai dire, je ne suis sa prisonnière que parce que je n’ai pu ni le tuer, ni le faire prisonnier lui-même. Mais cela ne me paraît pas juste, et je ne veux pas me soumettre au jugement de Charles. Je sais que je me ferai accuser d’inconstance si je reviens sur ce que j’ai promis; mais je ne serai pas la première ni la dernière qui aura paru inconstante.
» Il me suffit de garder la foi que j’ai jurée à mon amant, et de me garer de tout écueil. En cela, j’entends laisser bien loin derrière moi tout ce qui s’est fait dans les temps anciens et de nos jours. Que pour tout le reste on me traite d’inconstante, je n’en ai nul souci, pourvu que je retire les profits de l’inconstance. Pourvu que je ne sois pas contrainte à épouser Léon, je consens à passer pour plus mobile que la feuille.»
C’est en se plaignant de la sorte, et en poussant des soupirs mêlés de larmes, que Bradamante passa la nuit qui suivit ce jour fatal. Mais quand le dieu de la nuit se fut retiré dans les grottes cimmériennes où il renferme ses ténèbres, le ciel, qui avait résolu dans ses décrets éternels de faire de Bradamante l’épouse de Roger, lui apporta un secours inattendu.
Il poussa Marphise, l’altière donzelle, à se présenter le matin suivant devant Charles. Elle lui dit qu’on faisait la plus grande injure à son frère Roger; qu’elle ne souffrirait pas qu’on lui ravît sa femme, ni qu’on prononçât une parole de plus à ce sujet. Elle s’offrit à prouver, contre quiconque le nierait, que Bradamante était la femme de Roger.
En présence de tous, elle s’offrit à combattre contre quiconque serait assez hardi pour le nier. Elle affirma que Bradamante avait, en sa présence, dit à Roger les paroles sacramentelles qui engagent dans les liens du mariage. Ces paroles avaient été plus tard consacrées par les cérémonies d’usage, de sorte que ni l’un ni l’autre ne pouvait plus se délier de son serment, et contracter une nouvelle union.
Que Marphise dît vrai ou faux, je l’ignore, mais je crois qu’elle parlait ainsi pour arrêter les projets de Léon, bien plus que pour dire la vérité. Elle ne voyait pas de moyen plus prompt et plus loyal pour dégager la parole de Bradamante, écarter Léon et la rendre à Roger.
Le roi fort troublé par cette déclaration, fait sur-le-champ appeler Bradamante. En présence d’Aymon, il lui fait savoir ce que Marphise offre de prouver. Bradamante tient les yeux baissés vers la terre, et dans sa confusion, ne nie ni n’avoue rien, et les assistants en concluent que Marphise pouvait bien avoir dit vrai.
Renaud et le chevalier d’Anglante sont heureux de cet incident, qui leur paraît devoir arrêter les projets d’alliance déjà presque conclus avec Léon. Roger obtiendra la belle Bradamante malgré l’obstination d’Aymon, et quant à eux, ils n’auront pas besoin de l’arracher de force des mains de son père, pour la donner à Roger.
Car si les paroles susdites ont été prononcées entre Roger et Bradamante, l’hymen est chose arrêtée et ne tombera pas à terre. De la sorte, ils rempliront leur promesse envers Roger, sans être obligés de soutenir une nouvelle lutte. «Tout cela – disait de son côté Aymon – tout cela est une ruse ourdie contre moi. Mais vous vous trompez. Quand même ce que vous avez imaginé entre vous tous serait vrai, je ne m’avouerais pas encore vaincu.