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Agramant se fit exposer la cause de cette nouvelle et si ardente querelle. Puis il s’efforça de faire consentir Gradasse à ce que Mandricard se servît, pour cette journée seulement, de l’épée d’Hector, et jusqu’à ce qu’il eût vidé son grave différend avec Rodomont.

Pendant que le roi Agramant s’étudie à les apaiser, et raisonne tantôt l’un, tantôt l’autre, le bruit d’une nouvelle altercation entre Sacripant et Rodomont s’élève de l’autre tente. Le roi de Circassie, comme il a été dit plus haut, assistait Rodomont. Aidé de Ferragus, il lui avait endossé les armes de son aïeul Nemrod.

Puis ils étaient venus tous ensemble à l’endroit où le destrier mordait son riche frein qu’il couvrait d’écume. Je parle du bon Frontin, au sujet duquel Roger s’était mis si fort en colère. Sacripant, à qui avait été commis le soin d’amener en champ clos un tel chevalier, avait regardé avec soin si le destrier était bien ferré, et s’il était harnaché convenablement.

L’ayant examiné plus attentivement, certains signes particuliers, ses allures sveltes et dégagées, le lui firent reconnaître, sans qu’il pût conserver le moindre doute, pour son destrier Frontalet qui jadis lui était si cher, et pour lequel il avait eu à soutenir autrefois mille querelles. Plus tard, ce destrier lui ayant été volé, il en fut tellement affligé que, pendant longtemps, il ne voulut plus aller qu’à pied.

Brunel le lui avait volé devant Albraca [5], le même jour où il déroba l’anneau à Angélique, le cor et Balisarde à Roland, et l’épée à Marphise. Le même Brunel, de retour en Afrique, avait donné Balisarde et le cheval à Roger, qui avait appelé ce dernier du nom de Frontin.

Quand le roi de Circassie eut reconnu qu’il ne se trompait pas, il se retourna vers le roi d’Alger et lui dit: «Sache, seigneur, que c’est là mon cheval. Il m’a été volé à Albraca. Je ne manquerais pas de témoins pour le prouver, mais comme ils sont tous fort loin, si quelqu’un le nie, je suis prêt à soutenir, les armes à la main, la vérité de mes paroles.

» Je suis très content, puisqu’en ces derniers jours nous avons été compagnons d’armes, de te prêter aujourd’hui ce cheval, car je vois bien que tu ne pourrais rien faire sans lui, à condition cependant que tu reconnaîtras par traité qu’il est à moi et que je te l’ai prêté. Autrement, ne pense pas l’avoir; à moins de combattre sur-le-champ avec moi pour sa possession.»

Rodomont, qui ne connut jamais de chevalier plus orgueilleux que lui dans le métier des armes, et dont aucun guerrier de l’antiquité n’égala la force et le courage, répondit: «Sacripant, tout autre que toi qui oserait me parler de la sorte s’apercevrait bien vite à ses dépens qu’il eût mieux valu pour lui naître muet.

» Mais eu égard à la camaraderie qui, comme tu l’as dit, s’est établie depuis peu entre nous, je me contente de t’avertir de remettre à plus tard cette entreprise, jusqu’à ce que tu aies vu le résultat de la bataille qui va se livrer tout à l’heure entre le Tartare et moi. J’espère, grâce à l’exemple que tu en recevras, que tu me diras de bon cœur: Garde le destrier.»

«C’est peine perdue que d’être courtois avec toi – dit le Circassien plein de colère et de dédain – Mais je te dis maintenant plus clair et plus net que tu n’aies plus à compter sur ce destrier. Je t’en empêcherai, moi, tant que ma main pourra soutenir mon épée vengeresse. Et j’y emploierai jusqu’aux ongles et jusqu’aux dents, si je ne peux, l’empêcher autrement.»

Des paroles, ils en vinrent aux injures, aux cris, aux menaces, à la bataille, qui, excitée par la colère, s’alluma plus vite que la paille ne s’enflamme au contact du feu. Rodomont avait son haubert et tout le reste de ses armes; Sacripant n’avait ni cuirasse ni cotte de mailles, mais il s’escrimait si bien de son épée, qu’il s’en couvrait tout entier.

La puissance et la férocité de Rodomont, bien qu’infinies, étaient tenues en échec par le coup d’œil et la dextérité qui doublaient les forces de Sacripant. La roue qui écrase le grain ne tourne pas plus vite sur la meule que ne faisait Sacripant, bondissant de çà, de là, partout où il était besoin.

Mais Ferragus, mais Serpentin, prompts à tirer l’épée, se jetèrent entre eux, suivis du roi Grandonio, d’Isolier et de beaucoup d’autres seigneurs de l’armée maure. C’étaient là les rumeurs entendues dans l’autre tente par ceux qui s’efforçaient en vain d’accorder le Tartare avec Roger et le roi de Séricane.

C’est là que fut rapporté au roi Agramant comment, pour un destrier, Rodomont et Sacripant avaient commencé un âpre et rude assaut. Le roi, troublé de tant de discordes, dit à Marsile: «Veille ici à ce que la querelle ne s’envenime pas davantage avec ces guerriers, pendant que je vais apaiser l’autre contestation.»

Rodomont, voyant le roi son maître, contient son orgueil et fait un pas en arrière. Le roi de Circassie recule avec non moins de respect, à l’arrivée d’Agramant. Celui-ci, d’un air royal, et d’une voix grave et imposante, demande la cause d’une telle colère. Après avoir écouté leurs explications, il cherche à les mettre d’accord, mais il n’y parvient pas.

Le roi de Circassie ne veut pas que le roi d’Alger reste plus longtemps en possession de son destrier, s’il ne condescend à le prier de le lui prêter. Rodomont, orgueilleux comme toujours, lui répond: «Ni le ciel, ni toi, ne ferez que je m’abaisse à demander à d’autres ce que je peux avoir par ma seule force.»

Le roi demande au Circassien quels droits il a sur le cheval, et comment il lui fut enlevé. Sacripant lui rapporte le fait de point en point, et il ne peut s’empêcher de rougir, en racontant que le subtil larron, l’ayant surpris dans une rêverie profonde, avait soulevé sa selle sur quatre piquets et lui avait enlevé le destrier nu, sous lui.

Marphise était accourue aux cris, avec les autres. Aussitôt qu’elle entendit parler du vol du cheval, son visage se troubla. Elle se souvint qu’elle-même avait perdu son épée ce jour-là, et elle reconnut le destrier qu’elle avait vu s’enfuir loin d’elle comme s’il avait eu des ailes. Elle reconnut aussi le bon roi Sacripant, ce qu’elle n’avait pas fait jusque-là.

Ceux qui l’entouraient, et qui avaient souvent entendu Brunel se vanter de ce mauvais tour, commencèrent à se tourner vers ce dernier, et indiquaient par leurs gestes que c’était bien lui en effet. Marphise, soupçonneuse, s’informa aux uns et aux autres de ses voisins, et put enfin acquérir la certitude que celui qui lui avait ravi son épée était Brunel.

Elle apprit que, pour le récompenser de ce larcin, pour lequel il aurait mérité qu’on lui passât une corde bien graissée autour du cou, le roi Agramant l’avait élevé au trône de Tingitane, exemple assez étrange. Marphise, rappelant sa vieille indignation, résolut de se venger sur-le-champ, et de punir les railleries et les injures que Brunel lui avait adressées sur la route, après lui avoir dérobé son épée.

Elle se fit lacer son casque par son écuyer, car elle avait déjà sur elle le reste de ses armes. Je ne crois pas que, dans toute sa vie, elle ait été vue plus de dix fois sans son haubert, du jour où, brûlant de s’illustrer, elle se décida à l’endosser. Le casque en tête, elle se dirigea vers les gradins les plus élevés, où Brunel était assis au milieu des premiers seigneurs de la cour.