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L’hôte, par la bonne chère et par son visage le plus gracieux, s’efforçait de faire honneur à Rodomont, dont l’aspect lui fit tout de suite comprendre qu’il avait à faire à un homme illustre et rempli de vaillance. Mais celui-ci, dont l’esprit et le cœur étaient ce soir bien loin – car, malgré lui, il songeait toujours à sa dame – ne disait mot.

Le brave hôtelier, l’un des plus avisés qui se fussent jamais vus en France, et qui avait su préserver son auberge et ses biens au milieu de tous ces étrangers ennemis, avait fait appel à plusieurs de ses parents, qui s’étaient empressés de venir l’aider à servir ses pratiques. Aucun d’entre eux n’osait parler, voyant le Sarrasin muet et pensif.

De pensée en pensée, le païen avait laissé son esprit errer bien loin de lui, le visage incliné vers la terre. Enfin, après avoir longtemps gardé le silence, il leva les yeux, soupira comme s’il sortait d’un profond sommeil, se secoua brusquement, et ses regards tombèrent sur l’hôte et sa famille.

Rompant alors le silence, avec un air plus doux et un visage moins troublé, il demanda à l’hôte et aux autres assistants si quelqu’un d’entre eux avait femme. Comme il lui fut répondu que l’hôte, ainsi que tous les autres, étaient mariés, il leur demanda de nouveau s’ils croyaient que leur femme leur fût fidèle.

Excepté l’hôte, tous répondirent qu’ils croyaient posséder des épouses et chastes et fidèles. L’hôte dit: «Chacun, en cette affaire, croit ce qui lui plaît. Pour moi, je sais que vous vous trompez. Votre crédulité vous aveugle tellement, que j’estime qu’aucun de vous n’a sa raison. Je suis certain que c’est aussi l’avis de ce seigneur, à moins qu’il ne veuille vous faire prendre pour noir ce qui est blanc.

» De même que le phénix est seul de son espèce, il n’y a pas deux femmes fidèles au monde. C’est pourquoi il n’y a qu’un homme qui puisse se dire exempt des tromperies de son épouse. Chacun s’imagine être cet heureux mortel; chacun pense avoir cueilli la palme. Comment est-il possible que tout le monde ait cette chance, puisqu’elle ne peut être que le lot d’un seul?

» Je suis tombé moi-même autrefois dans l’erreur où vous êtes, à savoir qu’il existe plus d’une épouse chaste. Mais un gentilhomme de Venise, que ma bonne fortune conduisit ici, me tira d’erreur en me citant de nombreux exemples. Il s’appelait Jean-François Valerio, et son nom n’est jamais sorti de ma mémoire.

» Il connaissait toutes les ruses dont les femmes légitimes et les maîtresses usent d’habitude. Outre sa propre expérience, il savait là-dessus une foule d’histoires modernes et anciennes, par lesquelles il me démontra bien vite que, pauvres ou riches, il n’y en eut jamais de pudiques, ajoutant que si quelques-unes avaient passé pour plus chastes que les autres, c’est qu’elles avaient été plus habiles à se cacher.

» Parmi toutes les histoires qu’il me conta – et il m’en dit tant que je ne pourrais m’en rappeler le tiers – il en est une qui s’est gravée dans ma tête plus profondément qu’une inscription sur le marbre. Quiconque l’entendrait serait convaincu, comme je le fus et comme je le suis encore, de la scélératesse des femmes. Si cela ne vous déplaît point de l’écouter, seigneur, je vais vous la dire pour les confondre.»

Le Sarrasin répondit: «Quel plus grand plaisir, quel plus grand soulagement pourrais-tu me causer en ce moment, que de me dire une histoire, de me donner un exemple qui vienne confirmer ma propre opinion? Pour que je puisse mieux t’écouter, et pour que tu racontes plus à ton aise, assieds-toi vis-à-vis de moi, que je te voie en face.» Mais je vous dirai dans le chant qui suit ce que l’hôte fit entendre à Rodomont.

Chant XXVIII

ARGUMENT. – L’hôtelier conte à Rodomont l’histoire de Joconde. Rodomont, ayant changé son premier dessein d’aller en Afrique, s’arrête dans une petite chapelle abandonnée où arrive Isabelle avec l’ermite, conduisant les restes mortels de Zerbin. Le païen veut détourner Isabelle de la résolution qu’elle a prise de se retirer du monde, et s’impatiente des remontrances de l’ermite.

Dames – et vous qui avez les dames en estime – pour Dieu! ne prêtez pas l’oreille à cette histoire que l’hôte s’apprête à raconter pour déverser sur vous le mépris, l’infamie et le blâme. Une langue si vile ne saurait pas plus vous salir que vous glorifier. C’est du reste une vieille habitude de la part du vulgaire ignorant, de gloser sur chacun, et de parler le plus de ce qu’il comprend le moins.

Laissez ce chant; mon histoire peut aller sans lui et n’en sera pas moins claire. Turpin l’ayant mis, j’ai cru devoir le mettre aussi, non par malveillance ou jalousie. Car je vous aime; outre que ma bouche vous l’a déjà dit – et vous savez que je ne fus jamais avare d’éloges pour vous – je vous en ai donné mille preuves. Je vous ai montré que je suis, et que je ne puis être que tout à vous.

Celles qui voudront peuvent donc passer trois ou quatre pages sans les lire. Quant à celles qui tiendront à les connaître, elles feront bien de ne pas leur accorder plus de créance qu’on n’en accorde d’ordinaire aux fables ou à de vaines sornettes. Mais revenons à notre récit. Quand il eut vu le chevalier, en face duquel il s’était assis, prêt à l’écouter, l’hôtelier commença ainsi son histoire:

«Astolphe, roi des Lombards, auquel son frère laissa le trône pour se faire moine, fut, dans sa jeunesse, doué d’une telle beauté, que peu d’hommes l’égalèrent sur ce point. Le pinceau d’Appelles, de Zeuxis, ou de tout autre peintre plus illustre, en admettant qu’il y en ait eu, aurait eu de la peine à peindre un visage aussi parfait. Il était beau et paraissait tel à tout le monde, mais bien plus encore à lui-même.

» Il s’estimait si fort, non pas tant à cause du rang suprême grâce auquel tous les autres étaient ses inférieurs, ni parce que le nombre de ses sujets et ses grandes richesses en faisaient le roi le plus puissant de tous ses voisins, mais parce qu’il l’emportait sur tous en prestance et en beauté. Il était heureux, quand il s’entendait louer à ce sujet, comme de la chose qu’on écoute le plus volontiers.

» Parmi tous ses courtisans, il y en avait un qui lui était plus particulièrement cher. C’était un chevalier romain nommé Fausto Latini, avec lequel il admirait souvent la beauté de son visage ou de sa main. Lui ayant un jour demandé s’il avait jamais vu, de près ou de loin, un autre homme aussi beau et aussi bien fait, il en obtint une réponse tout opposée à celle qu’il attendait.

» “J’avoue – lui répondit Fausto – d’après ce que je vois et ce que j’entends dire à chacun, que tu as peu de rivaux au monde pour la beauté, et même, ces rivaux, je les réduis à un seul, c’est un mien frère, nommé Joconde. Excepté lui, je crois qu’en effet tu surpasses de beaucoup tous les autres hommes en beauté. Mais pour celui-là, non seulement il t’égale, mais il te dépasse.”

» La chose parut impossible au roi qui, jusqu’alors, avait tenu la palme. Il eut un immense désir de connaître le jeune homme dont on lui faisait un tel éloge. Il fit si bien auprès de Fausto, qu’il l’amena à lui promettre de faire venir son frère à la cour, bien que Fausto pensât que ce ne serait pas sans peine qu’il pourrait l’y décider, et il en dit la raison au roi.

» Son frère était un homme qui n’avait jamais de sa vie mis les pieds hors de Rome, ayant vécu tranquille et sans soucis, du bien que la fortune lui avait concédé. Il n’avait ni diminué ni accru le patrimoine que son père lui avait laissé en héritage, et aller à Pavie lui semblait un plus long voyage qu’à tout autre aller au Tanaüs.