» La difficulté serait plus grande encore pour le séparer de sa femme, à laquelle il était lié par un amour tel que ce qu’elle ne voulait pas, il lui aurait été impossible de le vouloir. Cependant, pour obéir à son seigneur, il lui dit qu’il irait trouver son frère, et qu’il ferait tout ce qu’il pourrait. Le roi ajouta à ses prières de telles offres, de tels dons, qu’il lui ôta toute possibilité de refuser.
» Il partit, et en peu de jours il se retrouva à Rome dans la maison paternelle. Là, il pria tellement son frère, qu’il le décida à venir chez le roi. Il fit plus encore, bien que ce fût difficile; il fit consentir sa belle-sœur à ce voyage, en lui montrant le bien qu’elle en retirerait, outre la reconnaissance éternelle qu’il lui en aurait.
» Joconde fixa le jour du départ. En attendant, il se procura des chevaux et des serviteurs, et se fit faire de riches vêtements de cérémonie, car souvent un bel habit ne fait qu’ajouter à la beauté. Sa femme se tenait, la nuit à ses côtés, le jour auprès de lui, les yeux baignés de larmes, lui disant qu’elle ne savait comment elle pourrait supporter sans mourir une telle absence.
» Rien que d’y penser, elle se sentait arracher le cœur de la poitrine. “Ô ma vie – lui dit Joconde – ne pleure pas – et en lui-même il pleurait non moins qu’elle – ce voyage sera si heureux, que je reviendrai dans deux mois au plus. On ne me ferait pas outrepasser ce délai d’un jour, quand le roi me donnerait la moitié de son royaume.”
» La dame ne se consola point pour cela, disant que ce terme était encore trop long, et que si, à son retour, il ne la trouvait point morte, ce serait grande merveille. La douleur que jour et nuit elle portait avec elle ne lui permettait pas de goûter à la moindre nourriture, ni de fermer les yeux; c’était à un tel point que, pris de pitié, Joconde se repentit d’avoir promis à son frère.
» Elle portait au cou une chaîne d’or où pendait une petite croix enrichie de pierreries et contenant de saintes reliques recueillies en divers lieux par un pèlerin de Bohême. Son père l’avait rapportée chez lui en revenant malade de Jérusalem; à sa mort, elle en avait hérité. Elle se l’ôta du cou, et la donna à son mari,
» En le priant de la porter au cou pour l’amour d’elle et pour que son souvenir ne le quittât jamais. Le cadeau fit plaisir au mari qui l’accepta, bien qu’il n’en eût pas besoin pour se rappeler, car ni le temps, ni l’absence, ni la bonne ou la mauvaise fortune n’étaient capables d’effacer un souvenir aussi vigoureux et aussi tenace, et qui devait durer jusqu’après la mort.
» La nuit qui précéda le jour du départ, il sembla que la dame fût prête à mourir dans les bras de son cher Joconde dont elle ne pouvait s’arracher. Elle ne dormit pas, et une heure avant le lever du jour le mari en vint au suprême adieu. Puis il monta à cheval et partit. Quant à sa femme, elle se remit au lit.
» Joconde n’avait pas encore fait deux milles, qu’il se rappela avoir oublié la petite croix qu’il avait mise la veille au soir sous son oreiller. Hélas! se dit-il en lui-même, comment trouverai-je excuse acceptable pour que ma femme ne croie pas que l’amour infini qu’elle me porte m’est de peu de prix?
» Il cherche une excuse; puis il lui vient à l’esprit que cette excuse ne sera ni acceptable ni bonne s’il envoie un familier ou un autre de ses gens, et s’il ne va pas s’excuser en personne. Il s’arrête et dit à son frère: “Va doucement jusqu’à Baccano, où est la première auberge. Moi, je suis obligé de rentrer à Rome et je te rejoindrai en chemin.
» ”Un autre ne pourrait faire ma besogne. Ne doute pas que je ne te rejoigne bientôt.” Et faisant faire volte-face à sa monture, il la mit au trot, en disant: adieu! et sans vouloir qu’aucun de ses gens le suivît. Lorsqu’il passa le fleuve, l’obscurité commençait à fuir devant le soleil. Il monta dans sa demeure, alla droit au lit, et trouva sa femme profondément endormie.
» Sans dire mot, il lève la courtine et voit ce qu’il s’attendait le moins à voir: sa chaste et fidèle épouse étendue sous la couverture entre les bras d’un jouvenceau. Il reconnut sur-le-champ celui qui avait commis l’adultère, car il était depuis longtemps de son entourage. C’était un jeune garçon, élevé par lui, d’humble naissance, et dont il avait fait un de ses familiers.
» S’il resta étonné et mécontent, mieux est de le penser et d’en croire autrui que d’en faire par soi-même l’expérience, comme, à son grand chagrin le fit Joconde. Saisi d’indignation, il songea à tirer son épée et à les tuer tous les deux, mais il fut arrêté par l’amour qu’en dépit de lui-même il conservait pour son ingrate épouse.
» Ce funeste amour – jugez par là s’il l’avait asservi – l’empêcha même de la réveiller, afin de lui éviter la confusion de se trouver surprise en si grande faute. Le plus doucement qu’il put, il sortit, descendit les escaliers, et, se remettant à cheval, poussé par sa douleur amoureuse, il n’arrêta sa monture qu’à l’auberge où il rejoignit son frère.
» Il parut à tous changé de visage; tous virent qu’il n’avait pas le cœur joyeux. Mais aucun ne devina et ne put pénétrer son secret. Ils croyaient qu’il s’était éloigné d’eux pour aller à Rome, et il était allé à Corneto. Car si chacun comprenait que l’amour était cause de son chagrin, personne n’aurait su dire en quoi ni comment.
» Son frère pensa que c’était la douleur d’avoir laissé sa femme seule qui le tourmentait, tandis qu’au contraire il se lamentait, il enrageait de l’avoir laissée trop en compagnie. L’infortuné, le front crispé, la lèvre gonflée, tenait l’œil constamment fixé sur la terre. Fausto, qui employait tous les moyens pour le réconforter, ne sachant point la cause de son chagrin, ne pouvait y parvenir.
» Il arrosait la plaie d’une liqueur contraire; croyant dissiper la douleur, il l’accroissait; croyant fermer la blessure, il l’ouvrait et la rendait plus douloureuse, en lui remettant à l’esprit le souvenir de sa femme. Le malheureux ne repose ni jour ni nuit; le sommeil et l’appétit l’ont fui, et il ne peut les retrouver. Son visage, auparavant si beau, est tellement changé, qu’il ne ressemble plus en rien à ce qu’il était d’abord.
» Les yeux paraissent s’enfoncer dans la tête; le nez semble démesurément accru sur son visage décharné. Il lui reste si peu de son ancienne beauté, qu’il ne pourrait plus en faire l’épreuve. Au chagrin s’adjoignit une fièvre si violente, qu’elle le força de séjourner sur les bords de l’Arbia et de l’Arno, et le peu qu’il avait conservé de sa beauté tomba, comme se fane soudain au soleil la rose cueillie.
» Outre que Fausto était fort inquiet sur le compte de son frère qu’il voyait si bas, il était encore plus dépité à l’idée que son prince, auquel il avait vanté sa beauté, le prendrait pour un menteur. Il lui avait promis de lui montrer le plus beau de tous les hommes, et il lui montrerait le plus laid. Cependant, continuant sa route, il traîna son frère jusqu’à Pavie.
» Mais, craignant de passer pour privé de jugement, il ne voulut pas que le roi le vît à l’improviste. Il l’avisa auparavant par lettre que son frère arrivait à peine vivant, et qu’un violent chagrin, accompagné d’une fièvre violente, avait tellement changé son visage, qu’il ne paraissait plus ce qu’il était d’habitude.
» L’arrivée de Joconde fut aussi agréable au roi que si c’eût été celle d’un véritable ami. Il n’avait jamais plus désiré chose au monde que de le voir. Il ne lui déplut pas non plus de le trouver si inférieur à lui en beauté, bien qu’il reconnût que, s’il n’eût pas été malade, il lui aurait été supérieur, ou tout au moins égal.