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» Aussitôt arrivé, il le fait loger dans son palais. Il va chaque jour le visiter et s’informe à toute heure de ses nouvelles. Il s’inquiète de savoir s’il a tout ce qu’il lui faut; enfin il s’efforce de l’honorer et de l’amuser. Mais Joconde languit, car la triste pensée de sa coupable épouse le ronge sans cesse. La vue des jeux, le chant des musiciens, rien ne peut diminuer sa douleur.

» Devant ses appartements, situés tout au haut du palais, juste au-dessous du toit, s’étend une ancienne galerie. C’est là qu’il se retire seul, tout plaisir, toute société lui étant odieux, et qu’il ajoute chaque jour un nouveau poids au fardeau de sa peine. C’est là qu’il trouva – qui le croirait? – ce qui devait le guérir de sa plaie douloureuse.

» Dans l’endroit le plus obscur de la galerie, où d’habitude les fenêtres ne s’ouvraient jamais, il s’aperçoit que la cloison joignait mal à la muraille, de sorte qu’un rayon de lumière s’en échappait. Il y pose l’œil, et il voit une chose qui aurait été difficile à croire pour celui qui l’aurait entendu raconter. Lui, qui ne l’entend pas de la bouche d’un autre, mais qui la voit, il ne peut en croire ses propres yeux.

» De l’endroit où il est, il découvre la plus secrète et la plus belle des chambres de la reine, et dans laquelle elle n’admettait que ses fidèles les plus dévoués. Il la voit elle-même engagée en une étrange lutte avec un nain qui la tenait dans ses bras. Et ce nain avait su si bien faire, qu’il avait mis la reine sous lui.

» Joconde reste un instant stupéfait et croit rêver. Mais quand il voit que le fait est réel et que ce n’est pas un songe, il est bien forcé d’en croire à lui-même. “Donc – dit-il – celle-ci se livre à un monstre bossu et contrefait, alors qu’elle a pour mari le plus grand roi du monde, le plus beau, le plus courtois! quel appétit!”

» Alors sa pensée se reporte vers sa femme qu’il avait jusque-là estimée la plus coupable des épouses, et sur le jouvenceau auquel elle s’était donnée, et voilà qu’elle lui paraît maintenant excusable. N’était-ce pas, plutôt que la sienne, la faute de son sexe qui ne peut se contenter d’un seul homme? Et si toutes ont une tache d’encre, du moins la sienne n’avait pas été choisir un monstre.

» Le jour suivant, à la même heure, il revient au même endroit; et il voit encore la reine et le nain qui font au roi le même outrage; le jour d’après et l’autre encore, il les trouve occupés à la même besogne; enfin il n’est pas de jour que la fête n’ait lieu. Et, ce qui lui paraît le plus étrange, la reine se plaint toujours que le nain ne l’aime pas assez.

» Étant un jour à regarder, il voit la reine en grande mélancolie et toute troublée, parce qu’elle avait fait appeler deux fois, par sa femme de chambre, le nain qui n’était pas encore venu. Elle envoie une troisième fois, et voici la réponse que Joconde entendit: “Madame, il joue et il perd; et pour ne pas rester en perte d’un sou, le pendard refuse de venir.”

» À un si étrange spectacle, Joconde rassérène son front, ses yeux, son visage, et, comme son nom l’indiquait, il redevient de fait joyeux, changeant la plainte en rire. Il redevient si gras et si rubicond, qu’il semble un chérubin du paradis. Le roi, son frère et toute la cour, sont étonnés d’un tel changement.

» Si le roi désirait apprendre de Joconde d’où lui était venu si subitement un tel réconfort, Joconde ne désirait pas moins l’en instruire, et le prévenir de l’injure si grave qui lui était faite. Mais il ne voulait pas plus que le roi punît sa femme de cette faute, qu’il n’avait puni la sienne. De sorte que, avant de lui rien dire, il lui fit jurer sur l’hostie consacrée qu’il ne lui ferait aucun mal.

» Il lui fit jurer, quoi qu’il dût lui dire ou lui montrer de déplaisant et d’injurieux pour Sa Majesté, qu’il n’en tirerait vengeance ni maintenant ni plus tard. Il exigea aussi qu’il gardât le silence, de sorte que la coupable ne pût jamais s’apercevoir, par le moindre signe ou par le moindre mot, que le roi connaissait son crime.

» Le roi, qui s’attendait à toute autre chose, excepté à celle-là, jura sans hésiter. Alors Joconde lui révéla la raison qui l’avait pendant si longtemps rendu malade. Il lui dit que c’était parce qu’il avait trouvé sa femme entre les bras d’un vil sergent de sa maison, et que le chagrin aurait fini par le faire mourir, si le remède avait tardé plus longtemps à venir;

» Mais qu’il avait vu, dans la demeure même de Son Altesse, une chose qui avait tout à fait calmé sa douleur, et qui lui avait prouvé que, si le déshonneur l’avait atteint, il n’y était pas tombé seul. Ayant ainsi parlé, et parvenu à l’endroit où la cloison était percée, il lui montra le nain difforme qui tenait sous lui la jument d’autrui, la pressait de l’éperon et lui faisait jouer de l’échine.

» Si le fait parut monstrueux au roi, vous le croirez bien sans que j’insiste. Il fut sur le point de devenir fou de rage, et de se briser la tête contre tous les murs; il voulut crier, rompre le pacte qui le liait; mais force lui fut de garder bouche close et d’avaler sa colère âcre et pleine d’amertume, puisqu’il avait juré sur l’hostie consacrée.

» “Que dois-je faire, que me conseilles-tu, frère – dit-il à Joconde – puisque tu m’as enlevé la satisfaction d’assouvir ma juste colère par une vengeance cruelle et digne de l’offense?” “Laissons – dit Joconde – ces ingrates, et voyons si les autres sont aussi faciles; faisons aux femmes des autres ce que les autres nous ont fait avec nos femmes.

» ”Tous deux nous sommes jeunes et d’une beauté telle qu’on ne trouverait pas facilement nos pareils. Quelle femme pourrait nous être cruelle, puisqu’elles ne savent même pas se défendre des monstres? Si la beauté et la jeunesse ne suffisent pas pour les séduire, nous pourrons du moins les avoir avec notre argent. Je ne veux pas que nous revenions avant d’avoir obtenu les dépouilles opimes de mille femmes mariées.

» ”Une longue absence, la vue de pays variés, la possession de femmes nouvelles, adoucissent et éteignent souvent dans le cœur le feu des passions amoureuses.” Le roi approuva fort l’avis et ne voulut pas que le départ fût différé d’un jour. Quelques heures après, suivi de deux écuyers, et en compagnie du chevalier romain, il se mit en route.

» Ils parcoururent incognito l’Italie, la France, le pays des Flamands et des Anglais, et autant ils rencontrèrent de jolis minois, autant ils en trouvèrent de favorables à leurs prières. Ils donnaient, et souvent ils recevaient à leur tour de riches présents. Par eux, beaucoup furent sollicitées, et il y en eut tout autant qui les sollicitèrent eux-mêmes.

» Séjournant un mois dans un pays, deux mois dans un autre, ils acquirent à n’en pas douter la preuve que la fidélité et la chasteté ne se trouvaient pas plus chez les femmes des autres que chez les leurs. Au bout de quelque temps, tous deux s’ennuyèrent de toujours chasser proie nouvelle, d’autant plus qu’ils ne pouvaient entrer par la porte d’autrui sans courir danger de mort.

» Ils pensèrent qu’il valait mieux en trouver une qui, de visage et de manières, plût à tous les deux, et qui satisfît à leurs besoins communs, sans qu’ils eussent jamais à être jaloux l’un de l’autre, “Et pourquoi – disait le roi – veux-tu qu’il me déplaise de t’avoir pour compagnon plutôt qu’un autre? Je sais bien que, dans tout le grand troupeau féminin, il n’y en a pas une qui se contente d’un seul homme.