» ”Jouissons donc en toute liberté de la même femme à nous deux, sans outrepasser nos forces, et quand le besoin de nature nous y invitera. Nous n’aurons jamais ni contestations, ni dispute, et quant à elle, je ne crois pas qu’elle doive se plaindre, car si les autres avaient deux maris, elles leur seraient plus fidèles qu’à un seul, et l’on n’aurait pas tant de reproches à leur adresser.”.
» Le jeune Romain parut très satisfait de ce qu’avait dit le roi. C’est pourquoi, s’étant arrêtés à cette résolution, ils cherchèrent longtemps à travers monts et plaines. Ils trouvèrent enfin une jeune fille à leur convenance. C’était la fille d’un hôtelier espagnol, qui tenait une hôtellerie dans le port de Valence. Elle était gracieuse de manières, et de belle prestance.
» Sa tendre et verte jeunesse était encore à la fleur de son printemps. Le père était chargé de nombreux enfants, et ennemi mortel de la pauvreté. De sorte que ce fut chose facile que de l’amener à leur céder sa fille. Il consentit à ce qu’ils l’emmenassent où bon leur semblerait, après qu’ils lui eurent promis de la bien traiter.
» Ils prennent donc la jeune fille avec eux, et en jouissent tantôt l’un, tantôt l’autre, amicalement et en paix, comme font alternativement les soufflets qui, chacun à leur tour, attisent les fourneaux. Puis ils partent pour voir toute l’Espagne, et passer ensuite dans le royaume d’Afrique. Le jour où ils quittèrent Valence, ils vinrent loger à Zattira.
» Les deux maîtres vont aussitôt visiter les rues et les palais, les lieux publics et les églises, selon qu’ils avaient l’habitude de faire dans toutes les villes qu’ils traversaient. La jeune fille reste avec les gens de l’hôtellerie, dont les uns préparent les lits, les autres pansent les chevaux; d’autres veillent à ce qu’à leur retour, les deux seigneurs trouvent leur dîner prêt.
» Dans l’auberge, se trouvait comme domestique un garçon qui avait été autrefois dans la maison de la jouvencelle, au service de son père. Il avait été son amant dès ses premières années, et avait joui de ses faveurs. Ils se reconnurent bien vite, mais ils ne firent pas semblant, chacun d’eux craignant qu’on s’en aperçût. Mais dès que les maîtres et leurs gens leur en laissèrent le loisir, ils purent lever les yeux l’un sur l’autre.
» Le jouvenceau lui demanda où elle logeait et lequel des deux seigneurs l’avait avec lui. La Fiammetta – c’est ainsi qu’elle avait nom, le garçon s’appelait le Grec – lui raconta de tout point l’histoire. “Hélas! – lui dit le Grec – au moment où j’espérais pouvoir vivre près de toi, ô Fiammetta, ô mon âme, tu t’en vas, et je ne sais plus si je te reverrai jamais!
» ”Tous nos projets se changent en amertume, puisque tu appartiens à d’autres et que tu vas si loin de moi. Ayant ramassé à grand’peine et à la sueur de mon front, un peu d’argent, prélevé sur mon salaire et sur les générosités de nombreux voyageurs, je me proposais de retourner à Valence, de te demander pour femme à ton père, et de t’épouser.”
» La jeune fille, haussant les épaules, lui répond qu’il a trop tardé à venir. Le Grec pleure et soupire; et feint de se retirer. “Veux-tu – dit-il – me laisser ainsi mourir? Au moins laisse-moi éteindre le feu de mon désir entre tes bras serrés autour de ma poitrine; le moindre instant passé avec toi, avant que tu partes, me fera mourir content.”
» La jeune fille, remplie de pitié, lui répond: “Sois certain que je le désire non moins que toi. Mais nous ne pouvons trouver ni le lieu ni le temps, ici où tant d’yeux sont braqués sur nous.” Le Grec reprend: “Je suis certain que si tu as pour moi seulement le tiers de l’amour que j’ai pour toi, tu trouveras un endroit où nous pourrons cette nuit nous ébattre ensemble un peu.”
» “Comment le pourrai-je – lui dit la jeune fille – puisque je couche la nuit entre eux deux, et que l’un ou l’autre s’ébat continuellement avec moi, de sorte que je me trouve toujours dans les bras de quelqu’un?” “Que cela – reprend le Grec – ne t’inquiète pas, car je saurai bien te tirer de cet embarras et te délivrer de leurs obsessions, pourvu que tu le veuilles. Et tu dois le vouloir, si tu compatis à ma peine.”
» Après avoir songé un instant, elle lui dit de venir quand il croira tout le monde endormi. Puis, elle lui indique comment il doit s’y prendre pour l’aller et le retour. Le Grec, selon ses instructions, dès qu’il voit toute la maison endormie, arrive à la porte de la chambre, la pousse, et celle-ci cède. Il entre doucement, et va, tâtonnant avec le pied.
» Il fait de longs pas; fermement appuyé sur la jambe qui est en arrière, il avance l’autre comme s’il craignait de marcher sur du verre. On dirait que ce n’est pas un parquet qu’il a à fouler, mais des œufs. Sa main est étendue devant lui, et il va à tâtons jusqu’à ce qu’il trouve le lit. Une fois là, il se glisse en silence, la tête la première, par où les autres avaient les pieds.
» Il s’en vient droit entre les jambes de Fiammetta, qui était couchée sur le dos, et quand il est à sa hauteur, il l’embrasse étroitement, et se tient sur elle jusqu’au moment où le jour va poindre. Il chevauche fortement, et ne court point en estafette, car il n’éprouve pas le besoin de changer de monture. Celle qu’il a lui paraît trotter si bien, qu’il ne veut en descendre de toute la nuit.
» Joconde, ainsi que le roi, avait senti les secousses continuelles imprimées au lit, et l’un et l’autre, induit en erreur, avait cru que c’était son compagnon qui les produisait. Lorsque le Grec eut fourni son chemin, il s’en retourna de la même façon qu’il était venu. Le soleil ayant dardé ses rayons au-dessus de l’horizon, Fiammetta sauta à bas du lit et fit entrer les pages.
» Le roi dit à son compagnon qui se taisait: “Frère, tu dois avoir fait beaucoup de chemin. Il est bien temps que tu te reposes, après avoir été à cheval toute la nuit.” Joconde, lui répondant aussitôt, dit: “Tu me dis ce que je devrais te dire. C’est à toi qu’il convient de te reposer, et grand bien te fasse, car toute la nuit tu as chevauché au galop de chasse.”
» “Moi aussi – répondit le roi – j’aurais sans aucun doute laissé courir une traite à mon chien, si tu m’avais prêté un peu le cheval; mais tu as fait ma besogne.” Joconde répliqua: “Je suis ton vassal, et tu peux faire et rompre avec moi tout pacte; aussi n’est-il pas besoin de te servir de pareils détours. Tu pouvais bien me dire: laisse-la tranquille!”
» De réplique en réplique, une grosse querelle s’élève entre eux; ils en viennent aux paroles piquantes, car l’un et l’autre sont vexés d’avoir été joués. Ils appellent Fiammetta qui n’était pas loin et tremblait que sa faute n’eût été découverte, pour lui faire dire, en présence de tous deux, lequel mentait.
» “Dis-moi – lui dit le roi d’un air sévère – et ne crains rien de moi ni de lui: quel est celui qui a été assez vaillant pour jouir de toi toute la nuit, sans en faire part à l’autre?” Tous deux attendaient la réponse, croyant se convaincre l’un l’autre de mensonge. Alors Fiammetta, se voyant découverte, se jeta à leurs pieds, persuadée que c’en était fait de sa vie.
» Elle leur demanda pardon; vaincue par l’amour qu’elle avait porté à un jeune garçon, émue de pitié à cause des nombreux tourments qu’il avait endurés pour elle, elle s’était laissée entraîner pendant la nuit à commettre la faute suivante; et elle poursuivit sans rien feindre, en leur expliquant comment elle s’était comportée entre eux, dans l’espoir que chacun d’eux s’imaginât qu’elle était avec son compagnon.