» Le roi et Joconde se regardèrent, confus d’étonnement et de stupeur; ils convinrent qu’ils n’avaient pas encore ouï dire que deux hommes eussent été jamais ainsi trompés. Puis ils éclatèrent tous deux d’un tel rire que, la bouche ouverte et les yeux fermés, pouvant à peine reprendre leur haleine, ils se laissèrent retomber sur le lit.
» Quand ils eurent tellement ri que la poitrine leur en faisait mal et que leurs yeux en pleuraient, ils se dirent: “Comment voudrions-nous que nos femmes ne nous jouent point de tours, quand nous n’avons pas pu empêcher que celle-ci nous trompe, alors que nous la tenions entre nous et si serrée que tous les deux nous la touchions? Quand même un mari aurait plus d’yeux que de cheveux sur la tête, il ne pourrait éviter d’être trompé.
» ”Nous avons éprouvé plus de mille femmes, et toutes fort belles; pas une d’elles n’a fait exception. Si nous tentions l’épreuve sur d’autres, nous les trouverions encore semblables. Mais celle-ci suffit comme dernière épreuve. Donc nous pouvons croire que nos épouses ne sont ni plus ni moins fidèles ou chastes que les autres. Et si elles sont comme toutes les autres, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de retourner jouir de leurs caresses.”
» Cette résolution prise, ils firent appeler Fiammetta ainsi que son amant, et en présence d’une nombreuse assistance ils la lui donnèrent pour femme, avec une dot suffisante. Puis ils montèrent à cheval, et, changeant de direction, au lieu de continuer vers le Ponant, ils s’en retournèrent vers le Levant. Ils revinrent auprès de leurs femmes, au sujet desquelles ils ne se créèrent plus jamais d’ennuis.»
L’hôte termina ici son histoire qui fut écoutée avec une grande attention. Le Sarrasin l’entendit jusqu’au bout, sans prononcer une parole. Puis il dit: «Je crois bien que les ruses féminines sont en nombre infini, et que l’on ne pourrait en relater la millième partie dans toutes les chartes qui existent.»
Il y avait là un homme d’âge, qui avait un jugement plus droit que les autres, plus de sens et plus d’ardeur. Ne pouvant souffrir que toutes les femmes fussent ainsi traitées, il se tourna vers celui qui avait conté l’histoire, et lui dit: «Nous avons entendu dire bon nombre de choses qui n’ont aucun fond de vérité, et ta fable en est une.
» À celui qui te l’a contée, je ne donne aucune créance, quand même il serait évangéliste pour tout le reste. C’est son propre sentiment, plutôt que l’expérience qu’il pouvait avoir des femmes, qui le faisait parler ainsi. La haine qu’il portait à une ou deux lui faisait jeter l’odieux et le blâme sur toutes les autres d’une façon malhonnête. Mais, une fois sa colère passée, je suis sûr que tu aurais pu l’entendre leur prodiguer l’éloge bien plus que le blâme.
» Et quand il voudra les louer, il aura le champ plus large qu’il ne l’eut jamais pour en dire du mal. Il pourra en citer cent qui sont dignes d’être honorées, pour une mauvaise que l’on devra blâmer. Au lieu de jeter le blâme sur toutes, c’est la bonté du plus grand nombre qu’il faudrait célébrer. Et si ton Valerio parle autrement, c’est de colère, et il ne dit pas ce qu’il pense.
» Dites-moi un peu: est-il par hasard un de vous qui ait gardé fidélité à sa femme; qui ait refusé d’aller, à l’occasion, vers la femme d’un autre, pour lui offrir ses services? Croyez-vous que dans le monde entier vous trouveriez un seul homme dans ce cas? Qui le dit, ment, et bien fou qui le croirait. Avez-vous jamais trouvé une femme qui vous ait fait des avances – je ne parle pas des infâmes et des filles publiques?
» En connaissez-vous un seul, parmi vous, qui ne laisserait pas sa femme, quelque belle qu’elle soit, pour en suivre une autre, s’il espérait l’obtenir vite et facilement? Et que feriez-vous si une dame ou une damoiselle vous priait, ou vous offrait de l’argent? Je crois que, pour plaire aux unes ou aux autres, nous y laisserions tous la peau.
» Celles qui ont abandonné leurs maris, le plus souvent avaient des raisons pour cela. Ne voit-on pas en effet ceux-ci, dégoûtés de leur intérieur, porter leurs désirs au dehors et rechercher la maison d’autrui? Nous devrions aimer, puisque nous voulons qu’on nous aime, et n’exiger de nos femmes qu’en raison de ce que nous leur donnons. Si cela était en mon pouvoir, je ferais une loi telle que l’homme ne pourrait aller contre.
» Cette loi porterait que toute femme surprise en adultère serait mise à mort, si elle ne pouvait prouver que son mari a lui-même commis une seule fois le même crime. Si elle pouvait le prouver, elle serait remise en liberté, sans avoir à craindre ni son mari ni la justice. Le Christ, parmi ses préceptes, a laissé celui-ci: Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît.
» L’incontinence, en admettant qu’on puisse la leur reprocher, ne saurait être le fait de leur sexe tout entier. Mais même en cela, qui de nous ou d’elles a les torts les plus graves, alors qu’il n’est pas un seul homme qui observe la continence? Nous avons d’ailleurs beaucoup d’autres motifs de rougir, car, à de rares exceptions, le blasphème, le brigandage, le vol, l’usure, l’homicide, si ce n’est pis encore, sont l’apanage de l’homme.»
Le sincère et équitable vieillard s’était empressé de citer, à l’appui de ces raisons, l’exemple de femmes qui, ni en fait ni en pensée, n’avaient jamais manqué à la chasteté. Mais le Sarrasin, qui fuyait la vérité, le regarda d’un air si cruel et si plein de menaces, qu’il le fit taire de peur, sans toutefois changer sa conviction.
Après que le roi païen eut mis fin à ces propos de nature diverse, il quitta la table; puis il gagna son lit pour dormir jusqu’à ce que l’obscurité eût disparu. Mais il passa la nuit à soupirer sur l’infidélité de sa dame beaucoup plus qu’à dormir. Au premier rayon du jour, il partit avec l’intention de continuer son voyage en bateau.
Comme tout bon cavalier, il avait les plus grands égards pour le cheval si beau et si bon qu’il possédait en dépit de Sacripant et de Roger. Comprenant que, pendant les deux derniers jours, il avait surmené plus que de raison un si excellent destrier, il l’embarque dans le double but de le laisser reposer et d’aller plus vite.
Il donne ordre au patron de lancer sans retard la barque à l’eau et de faire force de rames. La barque, assez petite et peu chargée, descend rapidement la Saône. Mais, sur la terre ou sur l’onde, Rodomont ne peut fuir sa pensée, ni s’en débarrasser. Il la retrouve dans le bateau à la proue comme à la poupe, et s’il chevauche, il la porte en croupe derrière lui.
Elle lui remplit la tête et le cœur, et en chasse tout soulagement. Le malheureux ne voit plus de repos pour lui, puisque l’ennemi est sur son propre domaine. Il ne sait plus de qui espérer merci, puisque ses serviteurs eux-mêmes lui font la guerre. Nuit et jour, il est combattu par le cruel qui devrait lui porter secours.
Rodomont, le cœur chargé d’ennui, navigue tout le jour et la nuit suivante. Il ne peut écarter de son esprit l’injure qu’il a reçue de sa dame et de son roi. Sur le bateau qui l’emporte, il ressent la même peine que lorsqu’il est à cheval. Bien qu’il aille sur l’eau, il ne peut éteindre sa flamme; il ne peut changer sa souffrance en changeant de place.
Comme le malade qui, brisé par une fièvre ardente, change de position, se retourne tantôt sur un côté, tantôt sur l’autre, espérant en éprouver du soulagement, et ne peut reposer ni sur le côté droit ni sur le côté gauche, mais souffre également dans les deux cas, ainsi le païen, au mal dont il est atteint, ne peut trouver de remède ni sur la terre, ni sur l’eau.