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Le cruel Rodomont, après s’être débarrassé du loquace ermite, se retourna d’un air moins courroucé vers la dame remplie de tristesse et d’épouvante. Dans le langage habituel aux amoureux, il lui dit qu’elle était son cœur et sa vie, son confort et sa chère espérance, et d’autres choses qui vont avec celles-là.

Il se montrait à cette heure si courtois, qu’il ne donnait plus aucune marque de rudesse. Le gentil visage dont il était énamouré, amortissait et domptait en lui l’orgueil accoutumé. Et bien qu’il pût cueillir facilement le fruit qu’il convoitait, il ne voulut pas cependant aller plus loin que l’écorce, car il comprenait qu’il perdrait toute saveur, s’il ne le recevait comme un don de la dame elle-même.

Il croyait ainsi disposer peu à peu Isabelle à satisfaire ses plaisirs. Elle, qui se voyait en un lieu si solitaire et si étrange, comme la souris aux griffes du chat, aurait préféré se trouver au milieu d’un brasier ardent. Toutefois, elle cherchait s’il n’y aurait aucun moyen, aucune voie pour la tirer de là intacte et sans tache.

Elle prend en son âme la résolution de se donner la mort de sa propre main, avant que le cruel barbare n’accomplisse son dessein, et plutôt que de manquer si indignement à ce chevalier que le sort impitoyable avait fait mourir dans ses bras et auquel elle avait, dans sa pensée, fait à tout jamais le sacrifice de sa chasteté.

Elle voit l’appétit aveugle du roi païen croître sans cesse, et elle ne sait que faire. Elle comprend bien qu’il veut en venir à l’acte déshonnête contre lequel toute défense sera inutile. Cependant, à force de chercher, elle trouve le moyen de parer à ce danger et de sauver sa chasteté, ainsi que je vais vous le dire tout au long et clairement.

Au brutal Sarrasin, qui déjà s’approchait d’elle avec des propos et des gestes dépouillés de toute la courtoisie qu’il avait montrée dans ses premières paroles, elle dit: «Si vous m’assurez qu’auprès de vous je n’aurai rien à craindre pour mon honneur, je vous donnerai en échange une chose qui vous profitera beaucoup plus que de m’avoir ravi l’innocence.

» Pour un plaisir de si peu d’instants et dont il y a une telle abondance en ce monde, ne repoussez pas une perpétuelle satisfaction, une joie véritable à nulle autre seconde. Vous pourrez retrouver cent et mille dames au visage agréable; mais personne au monde ne pourrait vous faire le même don que moi, ou du moins bien peu de gens le pourraient.

» Je connais une herbe – et je l’ai vue en venant, et je sais où je puis la trouver – qui, bouillie avec du laurier et de la rue sous un feu de bois de cyprès, et pressée par des mains innocentes, donne une liqueur dans laquelle quiconque s’est baigné trois fois, voit son corps acquérir une dureté telle qu’il est à l’épreuve du fer et du feu.

» Je dis que si on s’y baigne trois fois, on devient invulnérable pendant un mois. Il faut répéter chaque mois l’opération, car la vertu de cette liqueur ne va point au delà. Je sais la faire, et je la ferai encore aujourd’hui, et vous en verrez la preuve vous-même. Elle peut, si je ne me trompe, vous être plus utile que la conquête de toute l’Europe.

» En échange, je vous demande de me jurer sur votre foi que, ni en paroles ni en fait, vous ne chercherez plus jamais à porter atteinte à ma chasteté.» Par ces paroles, elle fit revenir Rodomont à des pensées plus honnêtes; et il désirait tellement devenir invulnérable, qu’il lui promit beaucoup plus qu’elle ne lui avait demandé.

Il lui dit qu’il la respecterait jusqu’à ce qu’il lui eût vu faire l’épreuve de cette eau admirable, et qu’il veillerait, pendant ce temps, à ce qu’il ne lui échappât aucun mouvement, aucun signe de violence. Mais il comptait bien ne pas tenir le pacte, car il n’avait crainte ni respect de Dieu ou des saints, et, comme manque de foi, toute la trompeuse Afrique lui aurait cédé le pas.

Le roi d’Alger fit à Isabelle plus de mille serments de ne plus la molester, afin qu’elle pût travailler à se procurer l’eau qui devait le rendre invulnérable comme furent autrefois Cignus et Achille [6]. Aussitôt elle se mit à chercher par les ravins et les vallons obscurs, loin des cités et des villes, recueillant de nombreuses herbes; le Sarrasin ne la perdait pas de vue et se tenait toujours à ses côtés.

Quand ils eurent cueilli en différents endroits autant d’herbes qu’il leur en fallait, avec ou sans leurs racines, ils rentrèrent dans leur demeure. Là, ce modèle de continence passa toute la nuit à faire bouillir toutes ces herbes avec force précautions. Et à tout ce mystérieux labeur, le roi d’Alger était sans cesse présent.

S’étant livré au jeu, pendant toute cette nuit, avec les quelques serviteurs qu’il avait avec lui, il avait éprouvé une telle soif, à cause de la chaleur produite par le feu renfermé dans l’étroite chambre où ils se trouvaient, qu’il avait, en buvant coup sur coup, vidé deux barils pleins de vin de Chypre, enlevés un ou deux jours auparavant par ses écuyers à certains voyageurs.

Rodomont n’était pas habitué au vin dont sa loi condamne et défend l’usage. Dès qu’il en eut goûté, il lui parut une liqueur divine, meilleure que le nectar ou la manne, et narguant le rite sarrasin, il en absorba de grandes tasses et des verres pleins jusqu’aux bords. Le bon vin, circulant à la ronde, leur fit tourner à tous la tête comme un tour.

Cependant, la dame enleva de dessus le feu le chaudron où cuisaient les herbes, et dit à Rodomont: «Pour qu’il soit manifeste que mes paroles n’ont pas été jetées au vent, et pour prouver combien la vérité diffère du mensonge et qu’elle peut rendre savants les gens grossiers, je veux faire l’expérience, non sur autrui, mais sur moi-même et tout de suite.

«Je veux, la première, faire l’essai de l’heureuse liqueur pleine de vertu, afin que tu ne t’imagines pas que c’est peut-être un poison mortel. Je m’en frotterai de la cime de la tête jusqu’au-dessous du col et de la poitrine. Puis, tu éprouveras sur moi ta force et ton épée, pour voir si l’une est vigoureuse et si l’autre est tranchante.»

S’étant ointe comme elle l’avait dit, elle se plaça souriante et le cou nu, devant l’inepte païen rendu plus inepte encore par le vin qui l’avait vaincu, et sous les coups duquel casque ni écu n’aurait résisté. Ce bestial, croyant ce qu’on lui disait, frappa si fort de la main et du fer cruel, qu’il sépara d’un seul coup le tronc, la poitrine et le dos, de la belle tête, naguère encore séjour favori d’Amour.

La tête rebondit trois fois, et l’on entendit clairement une voix s’en échapper en murmurant le nom de Zerbin. C’est ainsi qu’Isabelle trouva cet étrange moyen de suivre son ami et de fuir des mains du Sarrasin. Âme qui préféras ta foi et la chasteté dont le nom est presque inconnu de nos jours, à la vie et à la verte jeunesse,

Va-t’en en paix, âme bienheureuse et belle. Que mes vers n’ont-ils la force qui leur manque! J’appellerais à mon secours cet art qui prête tant d’attraits aux paroles pour que dans mille et mille ans, et plus encore, le monde retentît de ton nom illustre. Va-t’en en paix vers les demeures éternelles, et laisse aux autres femmes l’exemple de ta fidélité.

À cet acte incomparable et stupéfiant, le Créateur tourna, du haut du ciel, ses regards ici-bas, et dit: «Je fais plus de cas de toi que de celle dont la mort fut cause que Tarquin perdit son royaume. Et pour ce, parmi toutes mes lois que le temps ne doit jamais détruire, j’entends en établir une sur laquelle, je le jure par les eaux inviolables, les siècles futurs n’auront aucune prise.