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» Je veux qu’à l’avenir chaque femme qui portera ton nom soit douée d’un esprit sublime, et qu’elle soit belle, gente, courtoise et sage, et qu’elle parvienne au plus haut degré de l’honneur. Par quoi, les écrivains auront sujet de célébrer ton nom illustre et digne de louanges; de sorte que le Parnasse, le Pinde et l’Hélicon répètent sans cesse: Isabelle, Isabelle.»

Dieu dit ainsi, et tout autour de lui l’air devint serein, et la mer s’apaisa comme en ses jours de plus grand calme. L’âme chaste retourna au troisième ciel, où elle se retrouva dans les bras de son cher Zerbin. Le féroce païen, nouveau Bréhus sans pitié [7], resta sur la terre, plein de honte et de remords. Quant il eut cuvé le vin qu’il avait pris en trop, il déplora son erreur et en fut très contrit.

Il pensa apaiser ou satisfaire en partie l’âme bienheureuse d’Isabelle, en faisant vivre sa mémoire, puisqu’il avait tué son corps. Il imagina, pour qu’il en fût ainsi, de convertir en sépulture la chapelle où il habitait, et où elle avait été mise à mort; je vais vous dire de quelle façon.

Il fit venir des artistes de tous les pays d’alentour, soit de bonne volonté soit par menaces; ayant ensuite rassemblé environ six mille ouvriers, il fit choisir d’immenses rochers dans les monts voisins, il les entassa en une seule masse qui, de la base au faîte, avait nonante brasses de haut, et il y renferma la chapelle qui contenait les restes des deux amants.

Il imita ainsi le superbe mausolée qu’Adrien fit élever sur les rives du Tibre. Il voulut qu’auprès du sépulcre se dressât une haute tour qu’il destina à lui servir pendant quelque temps d’habitation. Il fit construire sur la rivière qui courait au pied un pont étroit, large seulement de deux brasses. Le pont était long, mais si étroit qu’à peine-il pouvait donner place à deux cavaliers,

À deux cavaliers qui auraient marché de front, ou qui seraient venus à la rencontre l’un de l’autre. Le pont n’avait ni parapet, ni barrière, et l’on pouvait facilement tomber de chacun de ses côtés. Rodomont voulut que le passage de ce pont coûtât cher à tout guerrier, soit païen, soit baptisé, car il jura de faire avec leurs dépouilles mille trophées pour le tombeau d’Isabelle.

En dix jours, peut-être un peu moins, le pont, jeté au-dessus du fleuve, fut achevé. Mais le sépulcre ne fut point aussi prompt à se construire, non plus que la tour à s’élever. Lorsqu’elle fut terminée, on établit sur la cime une vedette, chargée d’indiquer à Rodomont, par le son du cor, la venue de tout chevalier.

Rodomont s’armait aussitôt et venait disputer le passage, tantôt sur une rive, tantôt sur l’autre. Si le chevalier se présentait du côté de la tour, le roi d’Alger se transportait sur l’autre bord. Le pont étroit servait de champ clos, et pour peu que le cheval déviât de la ligne, il tombait dans le fleuve qui était très profond. Il n’y avait pas de péril égal au monde.

Le Sarrasin avait imaginé ce genre de combat pour être exposé à tomber souvent du haut du pont la tête la première dans le fleuve, où il aurait été obligé de boire beaucoup d’eau. Il voulait expier ainsi l’erreur où l’avait entraîné le vin bu outre mesure. L’eau, non moins que le vin, rachète la faute que la main ou la langue a commise sous l’influence du vin.

En peu de jours, beaucoup de chevaliers passèrent par là; quelques-uns y arrivèrent tout naturellement en suivant leur chemin; c’étaient ceux qui allaient en Italie ou en Espagne, et qui n’avaient pas d’autre route plus fréquentée. D’autres y vinrent d’eux-mêmes, estimant l’honneur plus que la vie, et désireux de faire montre de leur vaillance. Et tous, là où ils croyaient cueillir la palme, étaient forcés d’abandonner leurs armes; beaucoup y perdaient en même temps la vie.

Si ceux qu’il abattait étaient païens, Rodomont se contentait de les dépouiller de leurs armes qu’il suspendait aux marbres de la chapelle, après y avoir fait inscrire les noms de ceux à qui elles avaient d’abord appartenu. Mais il retenait prisonniers tous les chrétiens, et les envoyait ensuite en Algérie. Les constructions n’étaient pas encore achevées, lorsque le fou Roland vint à passer par là.

Le comte, dans sa folie, arriva par hasard sur les bords de cette grande rivière, où Rodomont, comme je vous l’ai dit, faisait bâtir en grande hâte. La tour ni le sépulcre n’étaient terminés, et le pont l’était à peine. Le païen armé de toutes pièces, hors son casque, se trouvait justement sur le pont, au moment où Roland y arriva.

Roland, poussé par sa folie furieuse, franchit la barrière et se met à courir sur le pont. Mais Rodomont, la face troublée par la colère – il se tenait à pied en avant de la grande tour – crie de loin après lui et le menace, ne le jugeant pas digne de le repousser avec l’épée: «Arrête-toi, vilain, indiscret, téméraire, importun et arrogant.

Ce pont est fait uniquement pour les seigneurs et les chevaliers, non pour toi, bête brute.» Roland, dont la pensée était fort loin, s’avance toujours et fait la sourde oreille. «Il faut que je châtie ce fou», dit le païen. Et, dans cette intention, il s’élance pour le précipiter dans l’eau, ne pensant point trouver qui lui réponde.

En ce moment, une gente damoiselle arrive sur les bords du fleuve et s’apprête à passer le pont. Elle est richement vêtue; sa figure est belle, et, sous ses manières accortes, elle montre une grande réserve. C’était, s’il vous en souvient, seigneur, la damoiselle qui s’en allait cherchant des nouvelles de Brandimart son amant, partout ailleurs qu’où il était, c’est-à-dire à Paris.

Fleur-de-Lys – c’est ainsi que se nommait la damoiselle – arriva près du pont, au moment même où Roland entrait en lutte avec Rodomont qui voulait le jeter dans la rivière. La dame, qui avait longtemps fréquenté le comte, le reconnut sur-le-champ, et s’arrêta, remplie d’étonnement à la vue de la folie qui le faisait ainsi aller nu.

Elle s’arrêta pour regarder comment se terminerait la lutte furieuse de deux hommes si vigoureux. Pour se faire tomber l’un l’autre du haut du pont, tous deux concentrent toute leur force. «Comment se fait-il qu’un fou soit si fort?» se dit entre ses dents le fier païen. Et de çà, de là, il tourne et s’agite, plein de dépit, d’orgueil et de colère.

De l’une et l’autre main il cherche à le saisir à l’endroit le plus favorable; il lui passe adroitement entre les jambes, tantôt le pied droit, tantôt le pied gauche. Rodomont, aux prises avec Roland, ressemble à l’ours stupide qui croit pouvoir déraciner l’arbre d’où il est tombé, et qui, lui attribuant sa mésaventure, s’acharne contre lui dans sa rage haineuse.

Roland, dont l’esprit était perdu je ne sais où, et qui se servait uniquement de sa force, de cette force prodigieuse dont personne au monde, à quelques rares exceptions près, n’aurait pu se défendre, se laissa tomber à la renverse, du haut du pont, avec le païen qu’il tenait embrassé; tous deux tombèrent dans le fleuve et allèrent jusqu’au fond. L’onde rejaillit en l’air et le rivage en gémit.

L’eau les fit sur-le-champ se séparer. Roland est nu, et nage comme un poisson. Des bras et des pieds il fait si bien qu’il regagne le rivage. À peine hors de l’eau, il se met à courir, sans s’arrêter à regarder en arrière, et sans s’inquiéter s’il s’expose au blâme ou à l’éloge. Mais le païen, empêché par ses armes, revient plus lentement et avec plus de peine au rivage.