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Laissons le paladin mener sa vie errante; le moment reviendra bien de parler de lui. Quant à ce qui, seigneur, arriva à Angélique après qu’elle eut échappé des mains du fou, à la façon dont elle trouva bon navire et meilleur temps pour retourner en son pays, et dont elle donna le sceptre de l’Inde à Médor, un autre le chantera peut-être sur un meilleur luth.

Pour moi, j’ai à parler de tant d’autres choses, que je ne me soucie plus de la suivre. Il faut que je reporte ma pensée vers le Tartare qui, après avoir écarté son rival, jouit en paix de cette beauté dont l’Europe ne renferme plus l’égale, depuis qu’Angélique l’a quittée et que la chaste Isabelle est montée au ciel.

Mais l’altier Mandricard ne peut jouir entièrement du bénéfice de la sentence qui lui a octroyé la possession de la belle dame, car il a sur les bras d’autres querelles. L’une lui est suscitée par le jeune Roger, auquel il ne veut pas céder le droit de porter l’aigle blanche sur ses armes; l’autre, par le fameux roi de Séricane, qui veut lui faire rendre l’épée Durandal.

Agramant perd sa peine, ainsi que Marsile, à vouloir débrouiller cet inextricable conflit. Non seulement il ne peut parvenir à les rendre amis, mais Roger ne veut point consentir à laisser à Mandricard l’écu de l’antique Troyen, et Gradasse exige qu’on lui rende l’épée; de sorte que l’une et l’autre querelle sont loin d’être apaisées.

Roger ne veut point qu’il se serve de son écu contre un autre adversaire que lui; de son côté Gradasse n’entend point qu’il combatte, excepté contre lui, avec l’épée que le glorieux Roland portait d’habitude. À la fin, Agramant dit: «Trêve aux paroles, et voyons ce que la Fortune décidera. Celui qu’elle désignera passera le premier.

» Et si vous voulez encore plus me complaire, ce dont je vous aurai une obligation éternelle, vous allez tirer au sort à qui de vous combattra, mais à la condition que le premier dont le nom sortira de l’urne sera chargé de vider les deux différends, de façon que, s’il est vainqueur, il aura vaincu aussi pour le compte de son compagnon; et, s’il est vaincu, il aura succombé pour tous les deux.

» Entre Gradasse et Roger, je crois que la différence est nulle, ou à peu près, comme valeur, et celui des deux qui combattra le premier se comportera excellemment sous les armes. Quant à la victoire, elle sera du côté que la divine Providence voudra. Le chevalier vaincu n’aura rien à se reprocher; tout sera imputable à la Fortune.»

Roger et Gradasse n’opposèrent mot à la proposition d’Agramant, et furent d’accord que le premier d’entre eux dont le nom sortirait, se chargerait de l’une et l’autre querelle. En conséquence, leurs noms furent écrits sur deux billets ayant même ressemblance et même forme et renfermés dans une urne que l’on agita longtemps, de manière à les bien remuer.

Un innocent enfant mit la main dans l’urne et prit un billet; le hasard amena le nom de Roger et laissa au fond celui du Sérican. On ne saurait dire quelle allégresse ressentit Roger, quand il vit son nom sortir de l’urne. Par contre, le Sérican en fut très affligé; mais ce que le ciel décide, force est de l’accepter.

Le Sérican passe tout son temps, met tous ses soins à conseiller, à aider Roger, afin qu’il soit vainqueur. Il lui montre une à une et lui rappelle toutes les choses qu’il a déjà expérimentées par lui-même; comment on se couvre tantôt de l’épée, tantôt de l’écu; quelles bottes sont mauvaises et quelles sont celles dont on est sûr; à quel moment il faut avancer puis reculer.

Le reste de ce jour, où l’accord avait eu lieu ainsi que le tirage au sort, est consacré de part et d’autre par les amis à encourager les deux guerriers, selon l’usage. La foule, avide d’assister au combat, s’empresse d’occuper les places. Beaucoup veillent toute la nuit, dans la crainte d’arriver trop tard le lendemain.

La vile multitude attend avec impatience que les deux braves chevaliers en viennent aux mains, car elle n’en voit pas et n’en comprend pas plus long que ce qui se passe devant ses yeux. Mais Sobrin et Marsile, qui voient plus loin et comprennent ce qui peut nuire ou être utile, blâment cette bataille et Agramant qui la permet.

Ils ne cessent de lui faire voir quel grave dommage ce sera pour le peuple sarrasin, quel que soit celui des deux qui meure, de Roger ou du roi tartare. La mort d’un seul de l’un d’eux profitera plus au fils de Pépin, que celle de dix mille autres guerriers, parmi lesquels il serait difficile d’en retrouver un aussi brave.

Le roi Agramant reconnaît que tout cela est vrai, mais il ne peut plus refuser ce qu’il a promis. Il prie bien Mandricard et le brave Roger de lui rendre sa parole, d’autant plus que l’objet de leur querelle est sans importance et ne mérite pas de subir l’épreuve des armes. Il leur demande que s’ils ne veulent point lui obéir en cela, ils consentent au moins à différer le combat;

Qu’ils reportent leur combat singulier à cinq ou six mois, plus ou moins, jusqu’à ce qu’il ait chassé Charles de son royaume et lui ait enlevé le sceptre, la couronne et le manteau impérial. Mais l’un et l’autre, bien que désireux d’obéir au roi, restent inflexibles, estimant un tel accord honteux pour celui qui y consentirait le premier.

Mais plus que le roi, plus que tous les autres, la belle fille du roi Stordilan fait dépense de paroles pour apaiser le Tartare. Suppliante, elle le prie; elle se lamente et gémit. Elle le conjure de consentir à la demande du roi africain et de vouloir ce que veut le camp tout entier. Elle se lamente et se plaint d’être, grâce à lui, toujours tremblante et pleine d’angoisses.

«Hélas! – disait-elle – pourrai-je jamais vivre tranquille, si un nouveau désir vous prend à chaque instant de chercher querelle tantôt à l’un, tantôt à l’autre? Comment pourrai-je me réjouir de ce que la bataille projetée entre vous et Rodomont soit évitée, alors qu’une autre non moins dangereuse est prête à s’allumer?

» Hélas! c’est bien en vain que j’étais fière qu’un roi si glorieux, qu’un chevalier si redoutable consentît à risquer pour moi la mort dans un combat périlleux et acharné, puisque je vois maintenant que vous n’hésitez pas à vous exposer aux mêmes dangers pour une cause si futile! c’était votre ardeur naturelle, et non votre amour pour moi, qui vous poussait.

» Mais s’il est vrai que votre amour soit tel que vous vous efforcez de me le montrer à toute heure, je vous prie par cet amour même, et par cette angoisse qui m’oppresse l’âme et le cœur, de ne pas vous tourmenter plus longtemps de ce que Roger garde sur son écu l’oiseau aux plumes blanches. Je ne sais pas en quoi il peut vous être utile ou nuisible qu’il abandonne cette devise ou qu’il la porte.

» Vous gagnerez peu de chose, et pourrez perdre beaucoup à la bataille que vous allez livrer. Quand vous aurez arraché l’aigle des mains de Roger, ce sera un maigre résultat pour un grand travail. Mais si la Fortune vous est contraire – et vous ne la tenez pas encore par son cheveu – vous serez cause d’un malheur à la seule pensée duquel je sens que mon cœur se déchire.

» Si vous tenez pour vous-même assez peu à la vie pour lui préférer une aigle peinte, qu’elle vous soit au moins chère pour ma vie à moi, car l’une ne saurait s’éteindre sans entraîner l’autre avec elle. Ce n’est pas de mourir avec vous qui me paraît douloureux; je vous suivrai dans la vie, comme dans la mort; mais je ne voudrais pas mourir avec la douleur de descendre après vous dans la tombe.»