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Avoir attendu Roger, et, à sa place, être obligée de se contenter d’un message, voilà ce qui troublait son beau visage de crainte, de douleur et de dépit. Elle baisa dix et dix fois la lettre, reportant sa pensée vers celui qui l’avait écrite. Les larmes dont elle l’arrosa empêchèrent seules qu’elle ne la brûlât de ses soupirs ardents.

Elle lut l’écrit quatre ou cinq fois, et pendant ce temps, elle se fit répéter par son ambassadrice tout ce que celle-ci lui avait déjà dit. Elle l’écoutait en pleurant; on aurait pu croire qu’elle ne se serait jamais consolée, si elle n’avait eu pour la réconforter l’espoir de revoir bientôt son Roger.

Roger avait fixé le terme de son retour à quinze ou vingt jours, et avait affirmé avec mille serments à Hippalque qu’il n’y avait pas à craindre qu’il dépassât ce délai. «Hélas! – disait Bradamante – qui m’assure des accidents qui peuvent arriver en tous lieux et surtout à la guerre? Qui me dit qu’il ne s’en produira pas un qui détourne tellement Roger qu’il ne puisse plus revenir?

» Hélas! Roger; hélas! qui aurait cru que t’ayant aimé plus que moi-même, tu pourrais me préférer ta nation ennemie? Tu portes secours à ceux que tu devrais combattre, et tu tortures celle que tu devrais secourir. Je ne sais si tu mérites le blâme ou l’éloge, car tu comprends bien peu ce qu’il faut récompenser et ce qu’il faut punir.

» Ton père, j’ignore si tu le sais, fut mis à mort par Trojan; les rochers eux-mêmes le savent; et tu mets tous tes soins à ce que le fils de Trojan ne reçoive ni déshonneur ni dommage. Est-ce là la vengeance que tu tires du meurtre de ton père, ô Roger? Est-ce pour récompenser ceux qui l’ont vengé, que, moi qui suis de leur sang, tu me fais mourir de douleur et de chagrin?»

La dame adressait ces paroles et d’autres encore à son Roger absent, et versait d’abondantes larmes. Non pas une fois, mais souvent, Hippalque venait lui tenir compagnie et la consolait en lui disant que Roger lui garderait entièrement sa foi, et qu’elle n’avait qu’à l’attendre, puisqu’elle ne pouvait faire autrement, jusqu’au jour marqué pour son retour.

Les consolations d’Hippalque et l’espérance, compagne assidue des amoureux, calmèrent la crainte et le chagrin de Bradamante et la firent rester à Montauban pour y attendre le terme fixé par Roger. Mais celui-ci tint mal son serment.

Ce ne fut point sa faute s’il manqua à sa promesse; et plusieurs causes indépendantes de sa volonté l’empêchèrent de tenir son engagement. Il dut rester pendant plus d’un mois étendu sur son lit, en danger de mort, tellement son état avait empiré depuis le combat qu’il avait soutenu contre le Tartare.

L’énamourée jouvencelle l’attendit jusqu’au jour marqué, mais elle l’attendit en vain. Elle n’en eut pas de nouvelles autrement que par Hippalque et par son frère qui lui raconta que Roger avait pris sa défense, et avait délivré Maugis et Vivien. Cette nouvelle, bien qu’elle lui fût agréable, lui avait cependant causé quelque amertume.

Dans le récit de son frère, elle avait entendu vanter la haute valeur et la beauté de Marphise. Elle avait appris que Roger était parti avec elle en disant qu’il se rendait au camp dans lequel Agramant était mal en sûreté. La dame le félicita d’être en si digne compagnie, mais elle n’avait pas lieu de s’en réjouir, ni de l’approuver.

Et le soupçon qui l’oppresse n’est pas petit, car si Marphise est belle, comme la renommée le rapporte, et que Roger soit resté jusqu’à ce jour près d’elle, c’est un miracle s’il ne l’aime pas. Pourtant, elle ne veut pas le croire encore, et elle espère et elle craint. Dans sa misère, elle attend le jour qui doit la rendre heureuse ou plus infortunée encore. Soupirant, elle reste à Montauban sans jamais porter ses pas au dehors.

Elle y était encore, lorsque le prince, le seigneur de ce beau domaine, le premier de ses frères – je ne dis point le premier par l’âge, mais par l’honneur, car deux autres de ses frères étaient nés avant lui – Renaud, qui jetait sur tous les siens des rayons de gloire et de splendeur, comme le soleil sur les étoiles, arriva un jour au château à l’heure de none. Hormis un page, il n’avait personne avec lui.

La cause de son arrivée était celle-ci: retournant un jour de Brava vers Paris, – je vous ai dit que souvent il faisait ce voyage pour retrouver les traces d’Angélique – il avait appris la fâcheuse nouvelle que ses cousins Vivien et Maugis allaient être livrés au Mayençais. C’est pour cela qu’il avait pris le chemin d’Aigremont.

Là, on lui avait dit qu’ils avaient été délivrés, que leurs ennemis étaient morts et détruits, que c’était Marphise et Roger qui les avaient mis en cet état, et que ses frères et ses cousins étaient retournés tous ensemble à Montauban. Il se souvint alors qu’il y avait un an qu’il ne s’était plus trouvé au château avec eux, et qu’il ne les avait embrassés.

Renaud s’en vint donc à Montauban où il embrassa sa mère, sa femme, ses fils, ses frères et ses cousins qui étaient naguère captifs. Il ressemblait, en arrivant parmi les siens, à l’hirondelle qui vient au nid, apportant à la bouche la pâture pour ses petits affamés. Après être resté un jour ou deux au château, il partit, emmenant tous les autres avec lui.

Richard, Alard, Richardet, les fils d’Aymon, le plus âgé des deux Guichard, Maugis et Vivien, suivirent en armes le vaillant paladin. Bradamante, voyant s’approcher le temps où celui qu’elle désirait tant devait venir, dit à ses frères qu’elle était malade, et refusa de se joindre à leur troupe.

Et elle leur disait bien vrai, car elle était malade, non de fièvre ou de douleur corporelle; mais c’était le désir qui consumait son âme, et la souffrance amoureuse qui altérait son visage. Renaud ne s’arrêta pas davantage à Montauban, et partit emmenant avec lui la fleur de sa famille. Je vous dirai dans l’autre chant comment il arriva à Paris, et combien il vint en aide à Charles.

Chant XXXI

ARGUMENT. – Funestes effets de la jalousie. – Combat de Renaud et de Guidon le Sauvage. Ce dernier est reconnu et se joint à la troupe des guerriers de Montauban qui, réunis aux forces dont dispose Charles, fait un grand carnage des Maures. – Brandimart va avec Fleur-de-Lys sur les traces de Roland, et arrive au petit pont construit par Rodomont dont il devient prisonnier. – L’armée des Sarrasins se retire à Arles.

Quel état serait plus doux, plus agréable que celui d’un cœur amoureux; quelle vie serait plus heureuse, plus fortunée que celle que l’on passerait en servage d’amour, si l’homme n’était sans cesse tourmenté de ce soupçon funeste, de cette crainte, de ce martyre, de cette frénésie, de cette rage qu’on appelle jalousie?

Cependant, quelle que soit l’amertume qui se glisse dans cette suavissime douceur, elle ne fait qu’augmenter la force ou aiguiser la finesse de l’amour. La soif fait paraître l’eau bonne et savoureuse, et c’est grâce à la faim que l’on apprécie les aliments. Celui-là ne connaît point la paix et en ignore le prix, qui n’a pas d’abord éprouvé ce que c’est que la guerre.

On supporte paisiblement de ne point voir avec les yeux ce que le cœur voit toujours; plus on reste éloigné de ce qu’on aime, plus le retour, quand il s’effectue, apporte de soulagement. Servir sans récompense se peut accepter, pourvu que l’espérance ne soit pas morte, car le prix d’un fidèle servage finit toujours par venir, quelque tard qu’il vienne.

Le souvenir des dédains, des refus, et finalement de tous les martyres, de toutes les peines d’amour, fait que l’on goûte mieux un plaisir quand il arrive. Mais si cette infernale peste vient à infester un esprit malade, elle l’affaiblit et l’empoisonne au point que, s’il survient par la suite une occasion de joie et d’allégresse, l’amant n’en a plus souci, et ne l’apprécie pas.