Il aurait voulu ne pas avoir entrepris de venger la mort de son cheval, et, s’il avait pu le faire sans encourir de blâme, il se serait volontiers retiré de cette périlleuse bataille. La nuit était déjà si obscure et si épaisse, que presque tous les coups portaient dans le vide. Ils ne pouvaient attaquer et encore moins parer, car c’est à peine s’ils voyaient leurs épées dans leurs mains.
Le sire de Montauban fut le premier à dire que la bataille ne pouvait se continuer ainsi dans l’obscurité, et qu’il valait mieux la remettre jusqu’à ce que le paresseux Arthur eût accompli son évolution [9] terrestre. En attendant, son adversaire peut venir sous sa tente où il ne sera pas moins en sûreté, ni moins bien servi et honoré qu’en aucun autre lieu.
Renaud n’a pas besoin de prier beaucoup le courtois chevalier, pour que ce dernier accepte son invitation; ils s’en vont donc ensemble à l’endroit où le pennon de Montauban s’était arrêté en un lieu sûr. Renaud, cependant, ôtant des mains de son écuyer un beau cheval, bien harnaché et bon pour le combat à la lance et à l’épée, en a fait don au chevalier.
C’est alors que le guerrier étranger apprit qu’il marchait à côté de Renaud, car, avant d’arriver à la tente, celui-ci s’était, par hasard, nommé lui-même. Et comme ils étaient frères, il se sentit le cœur doucement remué d’une pieuse affection, et se mit à pleurer de joie et de tendresse.
Ce guerrier était Guidon le sauvage, qui, en compagnie de Marphise, de Sansonnet et des fils d’Olivier, avait naguère longtemps voyagé sur mer, comme je vous l’ai dit. Le félon Pinabel, en le faisant prisonnier et en le retenant ensuite conformément à la honteuse loi qu’il avait établie, l’avait empêché de revoir plus tôt sa famille.
Guidon, en apprenant que c’était là ce Renaud, fameux parmi tous les chevaliers, et qu’il avait toujours plus désiré voir qu’un aveugle ne désire recouvrer la lumière du jour qu’il a perdue, s’écria plein de joie: «Ô mon seigneur, quelle fatalité m’a conduit à vous combattre, vous que depuis longtemps j’aime et j’honore par-dessus tout en ce monde!
» Constance me donna le jour sur les rivages extrêmes du pont Euxin. Je suis Guidon, conçu, comme vous, de l’illustre semence du généreux Aymon. C’est le désir de vous voir, vous et tous les nôtres, qui m’a fourni l’occasion de venir ici. Et, lorsque mon vœu le plus cher est de vous honorer, il se trouve que j’en suis venu à vous faire injure!
» Mais excusez l’erreur qui a fait que je ne vous ai point reconnu, vous ni vos autres compagnons; pour la racheter, si faire se peut, dites-moi ce que je dois faire; je ne reculerai devant rien.» Après qu’ils se furent plusieurs fois embrassés, Renaud lui répondit: «Qu’il ne vous reste souci de vous excuser envers moi de cette bataille.
» Pour témoigner que vous êtes véritablement un rameau de notre antique souche, vous ne pouviez pas donner de meilleure preuve que la grande vaillance que nous avons éprouvée en vous. Si vos actes avaient été plus pacifiques, et plus calmes, nous vous aurions cru avec plus de peine, car le daim n’engendre pas le lion, ni la colombe l’aigle ou le faucon.»
Tout en raisonnant ainsi, ils ne laissaient pas de poursuivre leur route, de sorte qu’ils arrivèrent vers les tentes. Là, le brave Renaud apprit à ses compagnons que le chevalier était Guidon, qu’ils avaient tant désiré voir, et qu’ils avaient si longtemps attendu. Cette nouvelle remplit tout le monde de joie, et tous déclarèrent qu’il ressemblait à son père.
Je ne dirai pas l’accueil que lui firent Alard, Richardet et les autres deux, non plus que celui qu’il reçut de Vivian, d’Aldigier, de Maugis, ses cousins. Ce fut entre chaque chevalier et lui un échange d’affectueuse courtoisie, et je conclurai simplement en disant que sa venue fut bien vue de tous.
L’arrivée de Guidon aurait été de tout temps chère à ses frères, mais elle leur fut surtout agréable en ce moment où, plus que jamais, ils en avaient besoin. Dès que le soleil eut émergé ses rayons lumineux hors des vagues de l’Océan, Guidon partit sous la bannière de ses frères et de ses parents, dont il augmenta la troupe.
Ils marchèrent de telle sorte qu’en deux jours ils arrivèrent sur les rives de la Seine, à moins de dix milles des portes assiégées de Paris. Là, ils retrouvèrent par un heureux hasard Griffon et Aquilant, les deux guerriers à la redoutable armure: Griffon le blanc et Aquilant le noir, que Gismonde conçut d’Olivier.
Ils causaient avec une damoiselle dont l’apparence annonçait la haute condition, et dont la robe blanche était ornée d’une broderie d’or. Elle était très belle et d’un aspect fort agréable, bien qu’elle parût triste et larmoyante. Elle semblait, par ses gestes et sa contenance, parler de choses fort importantes.
Quand il fut près d’eux, Guidon reconnut les deux chevaliers, et dit à Renaud: «En voici deux que peu de guerriers dépassent en vaillance. S’ils viennent avec nous au secours de Charles, les Sarrasins ne résisteront pas.» Renaud confirma les dires de Guidon, en assurant que l’un et l’autre étaient des guerriers accomplis.
Lui aussi les avait reconnus à leurs armes habituelles. L’un était revêtu d’une armure toute noire, l’autre d’une armure toute blanche; tous deux portaient par-dessus de riches ornements. De leur côté, les deux frères reconnurent et saluèrent Guidon, Renaud et ses frères. Ils embrassèrent Renaud comme un ami, car ils avaient depuis longtemps oublié leur ancienne haine.
Ils avaient, pendant un certain temps, été en grande contestation avec Renaud, à cause de Truffaldin; mais ce serait trop long à vous raconter. Oubliant toute colère, ils s’embrassèrent tous avec une affection fraternelle. Renaud se retourna ensuite vers Sansonnet qui avait un peu plus tardé que les autres à venir, et le reçut avec les honneurs qui lui étaient dus, dès qu’il fut instruit de sa grande valeur.
Dès que la damoiselle eut vu Renaud de plus près et l’eut reconnu – car elle connaissait tous les paladins – elle lui apprit une nouvelle qui la tourmentait beaucoup. Elle commença ainsi: «Seigneur, ton cousin, auquel l’Église et l’Empire doivent tant, Roland, autrefois si sage et si honoré, est devenu fou et s’en va errant à travers le monde.
» D’où lui est venu un tel malheur, je ne saurais te le dire. J’ai vu son épée et ses autres armes qu’il avait jetées par les champs. Je les ai vues ramassées de côté et d’autre par un chevalier pieux et courtois qui les suspendit comme un trophée glorieux aux branches d’un arbuste.
» Mais, le jour même, l’épée fut enlevée par le fils d’Agrican. Tu peux penser quelle perte c’est pour la chrétienté que Durandal soit encore une fois retombée au pouvoir des païens. Bride-d’Or, qui errait en liberté autour des armes de son maître, a été pris aussi par le Sarrasin.
» Il y a peu de jours, j’ai vu Roland, sans vergogne et privé de sa raison, courir nu en poussant des cris et des hurlements épouvantables. En somme, il est complètement fou. Et je ne l’aurais pas cru, si je n’avais vu de mes yeux un spectacle aussi déplorable et aussi cruel.» Puis elle lui raconta comment elle avait vu Roland tomber du haut du pont dans sa lutte corps à corps avec Rodomont.
» À tous ceux que je ne crois pas être ennemis de Roland, je raconte cela – ajouta-t-elle – dans l’espoir que, parmi les nombreux chevaliers auxquels j’en parle, il s’en trouvera un qui, ému de pitié pour une situation si étrange et si fâcheuse, essaiera de ramener le comte à Paris ou dans tout autre lieu ami, afin qu’on lui guérisse le cerveau. Si Brandimart le savait, je suis bien sûre qu’il fera tout son possible pour cela.»