» Hélas, Amour, arrête celui qui, après avoir ainsi brisé ses liens, s’enfuit devant mes pas trop lents à le suivre dans sa course; ou bien rends-moi telle que j’étais quand tu t’es emparé de moi, alors que je n’étais la sujette ni de toi ni de personne. Hélas! combien vaine est mon espérance de t’inspirer de la pitié par mes prières, toi qui te plais à tirer des yeux des ruisseaux de larmes, ou qui plutôt en fais ta nourriture, ta vie!
» Mais dois-je me plaindre d’autre chose, hélas! que de mon désir insensé? Il m’emporte si haut dans les airs, qu’il arrive à des régions où il se brûle les ailes; alors, ne pouvant plus me soutenir, il me laisse tomber du ciel. Et ce n’est point là la fin de mes maux; car toujours il recommence, et va se brûler de nouveau; de sorte que je suis sans fin précipitée dans l’abîme.
» Je dois me plaindre de moi, bien plus encore que de mon désir; n’est-ce pas moi qui lui ai ouvert mon esprit, dont il a chassé la raison, et où mon pouvoir est au-dessus du sien? Il m’entraîne de mal en pis, et je ne puis le contenir, car il n’existe pas de frein capable de l’arrêter. Je comprends qu’il me mène à la mort, car plus j’attends, plus mon mal me fait souffrir.
» Et pourquoi même me plaindre de moi? Quelle autre erreur ai-je commise si ce n’est de t’aimer? Faut-il s’étonner que mes sens de femme, faibles et malades, aient été soudain subjugués? Devais-je me défendre du plaisir que me faisaient éprouver la beauté suprême, les grandes manières et les sages paroles? Celui-là est bien malheureux qui cherche à ne pas voir le soleil.
» Outre que c’était ma destinée, je fus entraînée par les paroles d’autres personnes dignes de foi. Une félicité suprême me fut montrée comme devant être le prix de cet amour. Si ce fut une fausse prédiction, si les conseils que me donna Merlin furent trompeurs, je puis bien me plaindre de lui, mais je ne puis cesser d’aimer Roger.
» Je puis me plaindre de Merlin et de Mélisse, et je me plaindrai éternellement de tous les deux. À l’aide des esprits infernaux, ils m’ont fait voir les fruits qui devaient éclore de ma semence, afin de m’enchaîner par cette fausse espérance. Je ne vois pas quel était leur motif, sinon qu’ils étaient sans doute jaloux de ma douce sécurité, de mon cher repos.»
La douleur l’envahit si fort, qu’il n’y a plus en elle de place pour aucun soulagement. Cependant, le souvenir de ce que lui a dit Roger en partant lui revient à la mémoire et ranime l’espérance en son cœur. En dépit de toutes les apparences contraires, elle veut espérer d’heure en heure le voir revenir.
Cet espoir la soutint, les vingt jours étant expirés, un mois encore, pendant lequel sa douleur fut moins poignante qu’elle ne l’eût été sans cela. Un jour qu’elle suivait la route par laquelle elle allait souvent au-devant de Roger, la malheureuse apprit une nouvelle qui fit s’enfuir l’espérance bien loin d’elle.
Elle fit la rencontre d’un chevalier gascon qui revenait directement du camp africain, où il avait été fait prisonnier le jour de la grande bataille livrée devant Paris. Elle l’interrogea longtemps, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à ses fins. Elle lui demanda des nouvelles de Roger, et s’en tenant à lui, elle ne sortit plus de ce sujet de conversation.
Le chevalier lui en donna des nouvelles exactes, car il connaissait très bien toute cette cour. Il lui raconta le combat que Roger avait soutenu seul à seul contre le redoutable Mandricard, comment il l’avait tué, après en avoir reçu une blessure qui le tint pendant plus d’un mois en danger de mort. Si son histoire s’était bornée là, il aurait donné la véritable excuse de Roger.
Mais il ajouta qu’il y avait au camp une damoiselle, nommée Marphise, qui n’était pas moins belle que vaillante et experte à toutes les armes; qu’elle aimait Roger et que Roger l’aimait; qu’on les voyait rarement lui sans elle et elle sans lui, et que chacun croyait qu’ils s’étaient donné leur foi;
Que le mariage devait se célébrer dès que Roger serait guéri, et que chacun des deux rois, ainsi que tous les chefs païens en éprouvaient un grand plaisir, car ils connaissaient la valeur surhumaine de l’un et de l’autre, et ils espéraient qu’il en sortirait une race d’hommes de guerre la plus vaillante qui fût jamais sur terre.
Le Gascon croyait dire vrai; car dans l’armée des Maures c’était l’universelle croyance, et l’on en parlait également partout hors du camp. Les nombreux témoignages de sympathie que Roger et Marphise échangeaient, avaient donné lieu à ces rumeurs; et il suffit d’une seule bouche pour accréditer une nouvelle bonne ou mauvaise, et la propager à l’infini.
L’arrivée de Marphise parmi les Maures, en compagnie de Roger, et sa présence continuelle à ses côtés, avaient tout d’abord donné naissance à ce bruit. Mais ce qui l’avait encore accru, c’était qu’après avoir quitté le camp en enlevant Brunel, comme je l’ai conté, elle y était ensuite revenue sans avoir été rappelée par personne et seulement pour voir Roger.
Elle était venue au camp non pas une fois, mais souvent, dans le seul but de visiter Roger qui languissait gravement blessé. Elle y restait tout le jour, et ne partait que le soir, ce qui donnait encore plus à parler aux gens, car on la connaissait pour tellement fière, qu’elle tenait tout le monde pour vil à côté d’elle, tandis qu’elle était humble et douce pour Roger seul.
Comme le Gascon assurait Bradamante que tout cela était vrai, celle-ci fut saisie d’une peine si violente, qu’elle faillit tomber à la renverse. Sans rien répondre, elle fit faire volte-face à son destrier, le cœur plein de jalousie, de colère et de rage. Ayant perdu toute espérance, elle rentra furieuse dans son appartement.
Et sans quitter ses armes, elle se jeta tout de son long sur son lit, le visage enfoui dans les draps qu’elle prit dans sa bouche pour s’empêcher de crier. Se rappelant ce que le chevalier lui avait dit, elle tomba dans une telle douleur, que ne pouvant la contenir plus longtemps, force lui fut de l’exhaler en ces termes:
«Malheureuse! à qui dois-je croire désormais? Tous sont perfides et cruels, puisque tu es cruel et perfide, ô mon Roger, toi que je tenais pour si dévoué et si fidèle. Quelle cruauté, quelle trahison coupable trouveras-tu dans les tragédies, qui ne soit moindre que la tienne, si tu veux songer à ce que je méritais et à ce que tu me devais?
» Pourquoi, Roger, alors qu’il n’existe pas au monde de chevalier plus hardi, plus beau que toi, ni qui t’égale en vaillance, en belles manières et en courtoisie; pourquoi ne fais-tu pas en sorte qu’entre toutes tes autres vertus si éclatantes, on dise que tu possèdes aussi la constance, et que tu gardes inviolable la fidélité, cette vertu devant laquelle toutes les autres cèdent et s’inclinent?
» Ne sais-tu pas que, sans elle, la vaillance et les nobles manières ne sont rien? C’est ainsi que les plus belles choses ne peuvent se voir là où la lumière ne les éclaire point. Il te fut facile de tromper une damoiselle dont tu étais le seigneur, l’idole et la divinité, et à qui tu aurais pu, avec une parole, faire croire que le soleil est obscur et froid.
» Cruel, de quelle faute auras-tu du remords, si tu ne te repens point de tuer qui t’aime? Si tu acceptes si légèrement de manquer à ta foi, quel est donc le poids qui pourrait peser sur ton cœur? Comment traites-tu tes ennemis, si, à moi qui t’aime, tu causes de pareils tourments? Je pourrai bien dire qu’il n’y a pas de justice au ciel, si ma vengeance tarde à t’atteindre.