Astolphe, après avoir décrit de grands cercles, était descendu à terre sur la place du château. Le roi ayant été conduit devant lui, s’agenouilla et, joignant les mains, lui dit: «Ange de Dieu, nouveau Messie, je ne mérite point de pardon pour une si grande offense; considérez pourtant que, s’il est de notre nature de pécher souvent, il est de la vôtre de pardonner toujours à qui se repent.
» Conscient de mon erreur, je ne te demande pas, je n’oserais pas te demander de me rendre la lumière, bien que tu aies le pouvoir de le faire, car tu es au nombre des bienheureux que Dieu chérit. Contente-toi de mettre fin au grand martyre que je ne puis voir, et qui consiste à me faire consumer de faim. Chasse au moins les Harpies, afin qu’elles ne viennent plus me ravir la nourriture.
» Et je promets de te faire construire, dans la partie la plus élevée de mon palais, un temple de marbre dont les portes et le toit seront tout en or, et dont l’intérieur sera orné de pierreries. Ce temple portera ton saint nom, et l’on y gravera le miracle accompli par toi.» Ainsi parla le roi privé de la vue, cherchant en vain à baiser les pieds du duc.
Astolphe répondit: «Je ne suis pas l’ange de Dieu, je ne suis pas un nouveau Messie, et je n’arrive pas du ciel. Je suis, moi aussi, mortel et pécheur, et indigne d’une telle grâce. Je ferai tout ce que je pourrai pour débarrasser, par leur mort ou par leur fuite, ton royaume de ces monstres malfaisants. Si j’y parviens, ce n’est pas moi, mais Dieu seul qu’il te faudra louer, car c’est lui qui a dirigé mon vol ici pour venir à ton aide.
» Adresse tes vœux à Dieu; c’est à lui qu’ils sont dus; c’est à lui qu’il te faut bâtir les églises et élever les autels.» Ainsi parlant, ils allaient tous les deux vers le château, entourés d’illustres barons. Le roi ordonna à ses serviteurs de préparer sur-le-champ le banquet, espérant que, cette fois, les mets ne lui seraient pas enlevés des mains.
Aussitôt, un banquet solennel est préparé dans une riche salle. Le duc Astolphe s’y asseoit seul avec Sénapes, et l’on apporte les mets. Soudain, voici que dans les airs on entend un bruit strident, produit tout alentour par d’horribles ailes; voici venir les Harpies monstrueuses et malfaisantes, attirées des profondeurs du ciel par l’odeur des viandes.
Elles étaient sept en une seule bande. Elles avaient toutes un visage de femme, pâle, décoloré, amaigri, exténué par un long jeûne, et plus horrible à voir que la mort. Elles avaient de grandes ailes informes et rugueuses; les mains rapaces armées d’ongles aigus et recourbés; le ventre énorme et fétide; la queue longue, noueuse et tordue comme celle du serpent.
On les entend venir dans l’air et presque en même temps on les voit s’abattre toutes sur la table, s’emparer des mets et renverser les vases. Leur ventre laisse échapper une liqueur tellement infecte, qu’on est obligé de se boucher le nez, car il serait impossible de supporter la puanteur qu’elles répandent. Astolphe, saisi de colère, tire son épée contre les oiseaux gloutons.
Il les frappe, l’un au cou, l’autre sur le dos, celui-ci à la poitrine, celui-là sur l’aile; mais il semble que le fer atteigne un sac d’étoupes; le coup est amorti et ne produit aucun résultat. Les Harpies ne laissèrent ni un plat ni une coupe intacts; elles ne quittèrent pas la salle avant d’avoir tout dévoré ou gâté.
Le roi avait conçu la ferme espérance que le duc chasserait les Harpies. Maintenant qu’il n’a plus d’espoir, il soupire, gémit et reste accablé. Le duc se souvient alors du cor qu’il porte, et qui vient à son aide dans les cas périlleux. Il pense que ce moyen est le meilleur pour chasser les monstres.
Avant de s’en servir, il fait boucher avec de la cire les oreilles du roi et de ses barons, afin que, lorsque le cor retentira, ils ne prennent point la fuite hors de la ville. Il saisit la bride de l’hippogriffe, saute sur les arçons et prend le cor enchanté. Puis il fait signe au maître d’hôtel de faire remettre la table et les mets.
On apprête une autre table et d’autres mets, et soudain apparaissent les Harpies, qui se livrent à leur besogne accoutumée. Astolphe souffle aussitôt dans le cor, et les oiseaux, qui n’ont point l’oreille bouchée, ne peuvent résister au son; saisis de peur, ils fuient, et n’ont plus souci de nourriture ni d’autre chose.
Le paladin pique des éperons derrière eux; il sort du palais sur son destrier volant, et, laissant la grande cité, il chasse les monstres devant lui dans les airs. Astolphe continue à sonner du cor, et les Harpies s’enfuient vers la zone torride, jusqu’à ce qu’elles soient arrivées sur le mont élevé où le Nil a sa source, si tant est qu’il ait sa source quelque part.
Presque à la base de la montagne, une grotte profonde se creuse sous terre. On donne comme certain que c’est la porte par laquelle doit passer quiconque veut descendre aux enfers. C’est là que la troupe dévastatrice s’est réfugiée, comme en une retraite sûre; elle descend jusque sur la rive du Cocyte et même plus profond, afin de ne plus entendre le son du cor.
Arrivé devant l’infernale et ténébreuse ouverture où commence le chemin vers les lieux privés de lumière, l’illustre duc arrête l’horrible sonnerie, et fait replier les ailes à son destrier. Mais avant que je le conduise plus loin, et pour ne me point départir de mes habitudes, je veux, ma page étant remplie de tous les côtés, finir ici ce chant, et me reposer.
Chant XXXIV
ARGUMENT. – Astolphe, étant entré dans la grotte par où l’on descend dans l’enfer, apprend d’une âme quelle peine est infligée à ceux qui méconnaissent l’amour d’autrui. De là, il va dans le Paradis terrestre; puis il passe dans la Lune, où on lui donne le moyen de rendre la raison à Roland. Description du palais des Parques.
Ô faméliques Harpies, iniques et féroces, c’est sans doute en punition de crimes anciens, qu’un jugement d’en haut vous déchaîne sur toutes les tables, dans l’Italie aveugle et pleine d’erreurs. C’est pour cela que les enfants innocents, les mères éplorées tombent de faim et voient, en un seul repas de ces monstres hideux, dévorer ce qui devait soutenir leur existence entière.
Trop coupable fut celui qui ouvrit les cavernes où vous étiez enfermées depuis de longues années déjà! C’est lui qui fut cause que l’infection et la gloutonnerie se répandirent sur l’Italie comme une épidémie morbide. Depuis lors, la vie heureuse y est inconnue, et la tranquillité en est tellement disparue, qu’elle a toujours été en proie à la guerre, à la pauvreté, aux angoisses, et qu’elle sera ainsi pendant de longues années encore;
Jusqu’au jour où, secouant par la chevelure ses enfants endormis et les faisant se souvenir, elle leur criera: N’en est-il point parmi vous qui ressemblent par le courage à Calaïs et à Zéthès [13], qui délivreront nos tables de l’infection et des griffes crochues, et leur rendront leur pureté première, ainsi que ceux-ci l’ont fait pour les tables de Phinées, et que le paladin le fit pour celle du roi d’Éthiopie?
Le paladin, chassant devant lui les brutales Harpies qui fuyaient en déroute, les poursuivit des sons horribles du cor, jusqu’à ce qu’il fût arrêté par une montagne, sous laquelle elles disparurent dans une grotte. Il tendit l’oreille à l’ouverture, et il entendit comme un bruit entrecoupé de pleurs, de hurlements, de lamentations éternelles, signe évident que c’était là l’enfer.