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Astolphe résolut d’y entrer, et de voir ceux qui ont perdu le jour. Il voulait pénétrer jusqu’au centre de la terre, et faire le tour des cercles infernaux. «Qu’ai-je à craindre, en y entrant? – dit-il – ne puis-je pas toujours appeler le cor à mon aide? Je mettrai en fuite Pluton et Satan, et je me ferai faire passage par le chien à triple gueule.»

Il descend prestement de son destrier ailé et le lie à un arbuste. Puis il s’enfonce dans la caverne, après avoir pris le cor dans lequel était tout son espoir. Il ne va pas loin sans qu’une fumée épaisse et âcre lui offusque le nez et les yeux. Cette fumée était plus épaisse que si elle avait été produite par la poix et le soufre. Astolphe n’en continue pas moins d’avancer.

Mais plus il avance, plus la fumée et les ténèbres s’épaississent. Il craint de ne pouvoir aller plus avant, et d’être obligé de retourner sur ses pas. Soudain il voit quelque chose qu’il ne peut distinguer, s’agiter à la voûte comme remue au vent le cadavre d’un pendu qui est resté exposé pendant plusieurs jours à la pluie et au soleil.

À la lumière faible, presque nulle, qui règne dans ce chemin noir et enfumé, il ne peut discerner quel est l’objet qui s’agite dans l’air. Pour s’en rendre compte, il s’avise de lui porter un ou deux coups de son épée; puis il s’arrête, pensant que c’est peut-être un Esprit qu’il vient de frapper à travers la fumée.

Alors il entend ces paroles prononcées d’une voix triste: «Hélas! descends sans faire du mal aux autres. C’est assez que je sois tourmenté par la fumée épaisse que vomit le feu infernal.» Le duc stupéfait s’arrête, et dit à l’ombre: «Que Dieu arrête la fumée de façon qu’elle ne puisse monter jusqu’à toi. Mais qu’il te plaise de m’apprendre ton sort.

» Et si tu veux que je porte de tes nouvelles dans le mondé là-haut, je suis prêt à te satisfaire.» L’ombre répondit: «Il me paraît encore si bon de retourner, ne fût-ce que par le souvenir, à la lumière éclatante et belle, que le grand désir que j’ai d’une telle faveur m’engage à parler, et à te dire mon nom et ma condition, bien que chaque parole me soit un ennui et une fatigue.»

Et elle commença: «Seigneur, je me nomme Lydie. Ma naissance est illustre, je suis fille du roi de Lydie. Le jugement suprême de Dieu m’a condamnée à la fumée éternelle, pour m’être montrée, pendant ma vie, cruelle et ingrate envers mon amant fidèle. Cette grotte est pleine d’une infinité d’autres condamnées à la même peine pour la même faute.

» La cruelle Anaxarète est plus bas, là où la fumée est plus épaisse, et où l’on souffre davantage. Son corps est resté sur terre, converti en rocher, et son âme est venue souffrir ici-bas, pour la punir d’avoir supporté que son malheureux amant se pendît à cause d’elle. Ici près est Daphné qui s’aperçoit maintenant combien elle fut coupable en faisant courir si longtemps Apollon.

» J’aurais trop à faire si je voulais te nommer un à un les malheureux esprits des femmes ingrates qui sont ici. Il y en a en effet à l’infini. Il serait encore plus long de te dire le nombre des hommes qui, pour leur ingratitude, sont damnés, et sont punis dans un lieu encore plus effroyable, où la fumée les aveugle, et où le feu les consume.

» Les femmes étant plus faciles et plus portées à la confiance, ceux qui les trompent sont dignes d’un plus grand supplice. Thésée et Jason le savent, ainsi que celui qui porta le trouble dans l’antique royaume latin. Il le sait, celui qui, à cause de Thamar, s’attira la colère vengeresse de son frère Absalon, comme le savent aussi les autres, des deux sexes, dont le nombre est infini, et qui ont abandonné qui leurs femmes, qui leurs maris.

» Mais, pour parler de moi plus que des autres, et te raconter l’erreur qui m’a précipitée ici, je te dirai que je fus, pendant ma vie, si belle, mais si altière, que je ne sais si jamais aucune autre m’égala en fierté. Je ne saurais bien te dire laquelle des deux choses l’emportait en moi, l’orgueil ou la beauté, quoique la superbe et l’arrogance naissent de la beauté qui plaît à tous les yeux.

» Il y avait à cette époque dans la Thrace un chevalier qui passait pour le plus accompli dans le métier des armes. Il entendit faire par plusieurs personnes l’éloge de ma singulière beauté. Spontanément, il résolut de me consacrer tout son amour, espérant mériter par sa vaillance que mon cœur s’éprît de lui.

» Il vint en Lydie, et dès qu’il m’eut vue, il fut enlacé dans des liens encore plus forts. Il ne tarda point à croître en renommée parmi les autres chevaliers qui composaient la cour de mon père. Il serait trop long de te raconter les preuves de tout genre qu’il donna de sa grande vaillance, et les services innombrables qu’il rendit à mon père en fidèle serviteur.

» Grâce à son aide, mon père soumit la Pamphilie, la Carie, et le royaume de Cilicie; mon père ne conduisait son armée à l’ennemi que d’après les conseils du chevalier, et quand celui-ci le jugeait opportun. Lorsque le chevalier crut ses services suffisants pour mériter une telle récompense, il se hasarda à demander un jour au roi, pour prix des nombreuses dépouilles qu’il lui avait conquises, la faveur de m’avoir pour femme.

» Sa demande fut repoussée par le roi, qui avait résolu de marier sa fille à un grand prince, et non à un simple chevalier comme celui-ci, qui ne possédait rien autre chose que son courage. Mon père, trop porté à l’amour du gain et à l’avarice, école de tous les vices, faisait aussi peu de cas des belles manières et du courage, qu’un âne des accords de la lyre.

» Alceste, c’est ainsi qu’avait nom le chevalier dont je te parle, se voyant repoussé par celui qui lui devait tant, demanda son congé, et, en partant, menaça mon père de le faire repentir de lui avoir refusé sa fille. Il s’en alla près du roi d’Arménie, ancien rival du roi de Lydie et son principal ennemi;

» Et il l’excita tellement par ses conseils, qu’il le poussa à prendre les armes et à faire la guerre à mon père. Sa grande renommée le fit choisir pour capitaine de cette armée. Il partit en déclarant que toutes les conquêtes qu’il ferait seraient pour le roi d’Arménie, et qu’il ne voulait par lui-même, de toutes ses victoires, que la possession de ma belle personne.

» Je ne pourrais te dire tout le mal qu’Alceste causa à mon père pendant cette guerre. Il tailla en pièces quatre de ses armées, et, en moins d’un an, le réduisit à n’avoir d’autre refuge qu’un château rendu très fort par les précipices au-dessus desquels il était construit. C’est là que le roi se réfugia avec les personnes de sa famille qui lui étaient le plus chères, et avec tout ce qu’il put emporter précipitamment de ses trésors.

» Alceste vint l’y assiéger. Il nous eut bientôt mis dans une situation si désespérée, que mon père aurait alors bien volontiers consenti à conclure avec lui un traité par lequel il m’aurait livrée à lui comme femme, et même comme esclave, avec la moitié de son royaume, si Alceste avait voulu lui garantir la possession de toutes ses autres richesses. Il était bien certain en effet de se voir faire avant peu prisonnier, et de mourir en captivité.

» Avant de tomber entre les mains de son ennemi, il résolut de tenter tous les moyens possibles pour se tirer de péril. Me considérant comme la cause de tous ses malheurs, il me fit sortir du château et m’envoya vers Alceste. J’y allai, bien résolue à lui livrer ma personne, à le prier de prendre ce qu’il voudrait de notre royaume, et, oubliant sa colère, à nous accorder la paix.