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Astolphe prit la fiole vaste et pleine où était le bon sens qui devait rendre la sagesse au comte. Elle lui parut moins légère qu’il l’aurait cru, étant plus grande que les autres. Avant que le paladin quittât cette sphère pleine de lumière, pour descendre dans une sphère plus basse, il fut conduit par le saint Apôtre dans un palais situé sur le bord d’un fleuve.

Chaque pièce de ce palais était remplie de pelotons de lin, de soie, de coton, de laine, teints de couleurs variées, éclatantes ou sombres. Dans la première pièce, une vieille femme dévidait tous ces fils, ainsi que l’on voit pendant l’été la paysanne tirer de sa quenouille la soie nouvelle humectée d’eau.

Le peloton dévidé, une seconde vieille le portait ailleurs et en remettait un autre. Une troisième choisissait les fils et séparait les beaux d’avec les autres. «À quel travail se livrent-elles là? dit Astolphe à Jean; je ne le comprends pas.» Jean lui répondit: «Les vieilles sont les trois Parques, qui sur de telles trames filent la vie des mortels.

» Tant que dure un peloton, la vie humaine dure, et pas un moment de plus. La Mort et la Nature ont les yeux fixés sur lui, pour savoir l’heure où chacun doit mourir. Les fils qui ont été choisis pour leur beauté par la troisième de ces vieilles, servent à faire les tissus dont est orné le paradis; avec les plus communs on fait les rudes liens qui enchaînent les damnés.

Sur tous les pelotons qui étaient déjà placés en ordre, et choisis pour le second labeur auquel ils étaient destinés, étaient les noms, gravés sur de petites plaques les unes en fer, les autres en argent ou en or. On en avait fait de nombreux tas qu’un vieillard emportait sans jamais en rendre aucun, ni sans paraître jamais las, et auquel il revenait toujours puiser de nouveau.

Ce vieillard était si expéditif et si agile, qu’il paraissait être né pour courir. À chacun de ses voyages, il emportait plein le pan de son manteau des noms ainsi gravés. Où il allait, et pourquoi il faisait ainsi, cela vous sera dit dans l’autre chant, pour peu que vous montriez à m’écouter votre complaisance habituelle.

Chant XXXV

ARGUMENT. – Éloge du cardinal d’Este. Le poète montre comment le temps efface les noms des hommes obscurs, et voue à une immortelle renommée ceux des hommes illustres. – Bradamante défie Rodomont, le jette dans le fleuve et suspend son armure à la tombe d’Isabelle. Elle combat contre Serpentin, Grandonio et Ferragus qu’elle jette tour à tour hors de selle. Elle appelle Roger au combat.

Qui donc, madame, montera au ciel pour m’en rapporter l’esprit que j’ai perdu le jour où le trait qui est parti de vos beaux yeux m’a transpercé le cœur? Je ne me plains pas d’un pareil destin, pourvu qu’il ne s’aggrave pas, mais qu’il reste en l’état où il est. Car je craindrais, si mon mal allait en augmentant, d’en venir au même point que Roland, dont je vous ai décrit la folie.

Pour ravoir mon esprit, m’est avis qu’il n’est pas besoin que je m’élève dans les airs jusqu’au cercle de la lune, ou jusqu’au paradis; je ne crois pas que mon esprit soit placé si haut. Il erre dans vos beaux yeux, sur votre figure si sereine, sur votre sein d’ivoire où s’étalent deux globes d’albâtre. C’est là qu’avec mes lèvres j’irai le poursuivre, si vous voulez que je le reprenne.

Le paladin parcourait ces vastes bâtiments, prenant connaissance des existences futures, après avoir vu dévider sur le rouet les existences déjà ourdies, lorsqu’il aperçut un écheveau qui semblait briller plus que l’or fin. Les pierreries, si l’art pouvait les étirer comme des fils, n’atteindraient pas la millième partie de cet éclat.

Le bel écheveau lui parut merveilleux, car il n’avait pas son semblable parmi une infinité d’autres. Un vif désir lui vint de savoir ce que serait cette vie; et à qui elle était destinée. L’évangéliste ne lui en fit pas un mystère; il lui dit qu’elle apparaîtrait au monde pendant l’année quinze cent vingt du Verbe incarné.

De même que cet écheveau n’avait pas son semblable pour l’éclat et la beauté, ainsi devait être la vie de celui qui en sortirait pour s’illustrer dans le monde. Toutes les grâces brillantes et rares que la mère Nature, l’étude, ou la fortune favorable peuvent accorder à un homme, il en serait perpétuellement et infailliblement doté.

«Entre les cornes formées par les bouches du roi des fleuves – lui dit le vieillard – s’élève maintenant une humble et petite bourgade. Assise sur le Pô, elle est adossée à un gouffre affreux, formé par de profonds marais. Dans la suite des temps, elle deviendra la plus remarquable de toutes les cités d’Italie, non point par ses murailles et ses palais royaux, mais par les belles études et les belles mœurs.

» Une élévation si grande et si subite ne sera point le fait du hasard, ou d’une aventure fortuite. Le ciel l’a ordonné afin que cette cité soit digne que l’homme dont je te parle naisse chez elle: c’est ainsi qu’en vue du fruit à venir, on greffe la branche et qu’on l’entoure de soins; c’est ainsi que le joaillier affine l’or dans lequel il veut enchâsser une pierrerie.

» Jamais, sur ce monde terrestre, âme n’eut une plus belle et plus gracieuse enveloppe; rarement est descendu et descendra de ces sphères supérieures, un esprit plus digne que celui qu’a choisi l’éternel Créateur pouf en faire Hippolyte d’Este. Hippolyte d’Este sera considéré comme l’homme à qui Dieu aura voulu faire un don si magnifique.

» Celui dont tu as voulu que je te parlasse, aura réunies en lui toutes les qualités qui, réparties sur plusieurs, suffiraient à les illustrer tous. Il protégera surtout les études. Si je voulais t’énumérer tous ses mérites éclatants, j’en aurais si long à te dire, que Roland attendrait trop longtemps après son bon sens.»

C’est ainsi que l’imitateur du Christ s’en allait raisonnant avec le duc. Après qu’ils eurent visité tous les appartements de cet immense palais où les vies humaines prennent leur origine, ils sortirent, et gagnèrent le fleuve dont les eaux, mêlées de sable, roulaient sales et troublées. Ils virent arriver sur la rive le vieillard chargé de noms gravés sur des plaques.

Je ne sais si vous vous le rappelez; c’était ce vieillard dont je vous ai parlé à la fin de l’autre chant, et qui était plus agile et plus rapide à la course que le cerf. Il avait son manteau rempli de noms qu’il allait prendre sans cesse à l’endroit où ils étaient empilés en tas. Il les jetait dans ce fleuve nommé Léthé, et se débarrassait ainsi de son précieux fardeau.

Je veux dire qu’en arrivant sur la rive du fleuve, ce prodigue vieillard secouait son manteau tout rempli, et laissait tomber dans les eaux bourbeuses toutes les plaques sur lesquelles les noms étaient inscrits. Un nombre infini de ces plaques allaient au fond, car très peu d’entre elles peuvent servir. Sur plus de cent mille qui s’enfonçaient dans la vase, une surnageait à peine.

Au loin, et tout autour de ce fleuve, volent en rond des corbeaux, d’avides vautours, des corneilles et des oiseaux de différente nature. Leurs cris discordants produisent d’assourdissantes rumeurs. Quand ils voient jeter les nombreuses plaques dans le fleuve, ils y courent tous comme sur une proie. Ils les saisissent les uns dans leur bec, les autres dans leurs serres crochues. Mais ils ne peuvent les porter bien loin.

Dès qu’ils veulent élever leur vol dans les airs, ils n’ont plus la force de soutenir le poids des plaques; de sorte que le Léthé engloutit forcément la mémoire de tous ces noms si richement inscrits. Parmi tous ces oiseaux, se voient seulement deux cygnes, aussi blancs, seigneur, que votre bannière. Joyeux, ils rapportent dans leur bec, et mettent en sûreté, le nom qui leur est échu.