À peine armée, elle ceint son épée, saute légèrement à cheval, le fait caracoler trois ou quatre fois de côté et d’autre, puis, défiant le Sarrasin, elle saisit sa forte lance et commence l’assaut. Telle, dans le camp troyen, devait être Penthésilée [2], combattant contre Achille le Thessalien.
À la terrible rencontre, les deux lances se brisent jusqu’à la poignée, comme verre. Pourtant les adversaires ne plient pas d’un doigt. Marphise, voulant voir si elle ne réussirait pas mieux contre le fier païen en le serrant de plus près, revient sur lui, l’épée à la main.
Le cruel païen, en la voyant rester en selle, blasphème le ciel et les éléments. Elle, qui pensait lui avoir rompu le bouclier, n’apostrophe pas le ciel d’une manière moins courroucée. Déjà l’un et l’autre ont le fer nu en main et martellent de coups leurs armures enchantées. Les armures sont de part et d’autre enchantées, et jamais elles n’en eurent plus besoin qu’en ce jour.
Les hauberts et les cottes de mailles sont d’une si bonne trempe, qu’ils ne peuvent être entamés par l’épée ou la lance. De sorte que l’âpre bataille aurait pu durer tout ce jour et l’autre jour encore, si Rodomont ne s’était jeté au milieu d’eux, et n’avait réprimandé son rival sur le retard qu’il leur occasionnait. «Si cependant tu veux batailler à toute force – lui dit-il – achevons la lutte déjà commencée entre nous.
» Nous avons conclu, comme tu sais, une trêve, pour porter secours à notre armée. Nous ne devons, avant d’avoir rempli cette obligation, entreprendre aucune autre bataille ni joute.» Ensuite, se tournant avec déférence vers Marphise, il lui montre le messager envoyé par Bradamante, et lui raconte comment il était venu réclamer leur aide.
Puis il la prie de renoncer à cette lutte, ou de la différer et de venir avec eux au secours du fils du roi Trojan. Sa renommée montera ainsi au ciel d’un vol plus rapide que par une querelle d’un moment, dont le seul résultat serait d’entraver un si noble dessein.
Marphise brûlait toujours d’éprouver, l’épée ou la lance à la main, les chevaliers de Charles. Elle n’avait été amenée de si loin en France que par le désir de constater par elle-même si leur éclatante renommée était méritée ou mensongère. Aussitôt qu’elle apprit le grand besoin dans lequel se trouvait Agramant, elle se décida à partir avec Rodomont et Mandricard.
Cependant Roger avait suivi en vain Hippalque par le sentier de la montagne. Arrivé à l’endroit où il croyait trouver Rodomont, il vit que celui-ci était parti par un autre chemin. Pensant qu’il n’était pas loin, et qu’il avait pris le sentier qui conduisait droit à la fontaine, il se lança au grand trot derrière lui, guidé par les traces fraîches, empreintes sur le sol.
Il ordonna à Hippalque de prendre la route de Montauban qui n’était qu’à une journée de marche. Il ne voulut pas qu’elle revînt avec lui à la fontaine, afin de ne pas trop la détourner du droit chemin. Il lui recommanda de dire à Bradamante que s’il n’avait pas eu à recouvrer Frontin, il serait allé à Montauban, ou partout où elle aurait été, prendre de ses nouvelles.
Il lui donna la lettre qu’il avait écrite à Aigremont et qu’il portait sur son sein. Il lui dit encore de vive voix beaucoup d’autres choses, et la chargea de l’excuser auprès de sa dame. Hippalque, ayant bien fixé tout cela dans sa mémoire, prit congé de lui, et fit faire volte-face à son palefroi. La fidèle messagère ne s’arrêta plus qu’elle ne fût arrivée le soir même à Montauban.
Roger suivait en toute hâte le Sarrasin, dont les traces se voyaient tout le long du chemin, mais il ne put le rejoindre que près de la fontaine où il le vit escorté de Mandricard. Les deux guerriers s’étaient promis de ne point s’attaquer pendant la route, jusqu’à ce qu’ils eussent délivré le camp de leur maître, auquel Charles s’apprêtait à imposer le joug.
Arrivé près d’eux, Roger reconnut Frontin, et par là vit sur-le-champ auquel des deux chevaliers il avait à faire. Ôtant sa lance de dessus l’épaule, il défia l’Africain d’une voix altière. Ce jour-là, Rodomont surpassa Job en patience, car, domptant son orgueil féroce, il refusa le combat que d’habitude il était le premier à chercher avec insistance.
Ce fut la première et la dernière fois que le roi d’Alger refusa le combat. Mais le désir qu’il avait de courir au secours de son roi lui semblait tellement sacré, que, même s’il avait cru tenir Roger entre ses mains aussi facilement que le léopard agile et preste tient le lièvre, il n’aurait pas consenti à s’arrêter le temps d’échanger avec lui un coup d’épée ou deux.
Ajoutez qu’il savait que c’était Roger qui le défiait au combat à cause de Frontin, Roger si fameux qu’il n’y avait pas un autre chevalier qui pût l’égaler en gloire; Roger dont il avait toujours désiré éprouver, par expérience, la force sous les armes. Pourtant il ne voulut pas accepter le combat avec lui, tellement il avait à cœur de secourir son roi assiégé.
Sans cette circonstance, il aurait fait trois cent milles et plus pour courir au-devant d’une telle rencontre. Mais en ce moment, si Achille lui-même l’avait défié, il n’aurait pas agi autrement que comme vous venez de l’entendre, tant il avait réussi à assoupir la flamme de sa colère. Il raconte à Roger pourquoi il refuse le combat, et le prie de l’aider dans son entreprise.
Ce faisant, il fera ce que doit à son seigneur tout chevalier fidèle. Lorsque le siège sera levé, ils auront toujours bien le temps de vider leur querelle. Roger lui répond: «Il me sera facile de différer ce combat jusqu’à ce qu’Agramant ait échappé aux forces de Charles, pourvu que tu me rendes sur-le-champ mon cheval Frontin.
» Si tu veux que je consente à remettre à notre arrivée à la cour de prouver que tu as commis une chose indigne d’un homme brave en enlevant mon cheval à une dame, abandonne Frontin, et mets-le à ma disposition. Ne crois pas qu’autrement j’accepterai de différer entre nous la bataille seulement d’une heure.»
Pendant que Roger réclame de l’Africain ou Frontin ou la bataille immédiate, et que celui-ci le renvoie à plus tard et ne veut ni donner le destrier, ni s’arrêter, Mandricard s’avance de son côté, et soulève un nouveau sujet de querelle en voyant que Roger porte sur ses armes l’oiseau qui règne sur tous les autres.
Roger portait, sur champ d’azur, l’aigle blanche qui fut jadis l’emblème glorieux des Troyens. Il avait le droit de la porter, puisqu’il tirait son origine de l’illustre Hector. Mais Mandricard ignorait cela, et ne voulait pas souffrir, car il le considérait comme une grande injure, qu’un autre que lui portât sur son écu l’aigle blanche du fameux Hector.
Mandricard portait également sur ses armes l’oiseau qui ravit Ganymède sur l’Ida. Comment il obtint ces armes pour prix de sa victoire, le jour où il fut victorieux dans le château où il courut de si grands périls [3], cela vous est, je crois, présent à l’esprit avec d’autres histoires. Vous savez également comment la fée lui donna toute la belle armure que Vulcain avait donnée jadis au chevalier troyen.
Mandricard et Roger s’étaient déjà battus une autre fois rien que pour ce motif. Comment ils avaient été séparés par hasard, je n’ai pas à le dire ici. Sachez seulement que, depuis ce moment, ils ne s’étaient pas encore rencontrés. Mandricard, aussitôt qu’il vit l’écu, se mit à pousser des cris hautains et à menacer Roger en lui disant: «Je te défie!