C’est ainsi qu’en dépit des intentions cruelles de l’impitoyable vieillard qui voudrait jeter tous les noms dans le fleuve, les deux oiseaux parviennent à en sauver quelques-uns. Tout le reste retombe dans l’oubli. Les cygnes sacrés, tantôt nageant, tantôt battant l’air de leurs ailes, s’en vont avec leur précieux larcin jusqu’à un endroit, près de la rive du fleuve fatal, où se trouve une colline, au sommet de laquelle se dresse un temple.
Ce lieu est dédié à l’Immortalité. Une belle nymphe descend de la colline, vient jusqu’à la rive du lavoir sacré, et prend les noms au bec des cygnes. Puis elle les applique tout autour d’une colonne placée au milieu du temple, et surmontée d’une statue. Là elle les consacre, et en prend un tel soin, qu’on peut les voir tous éternellement.
Quel était ce vieillard, et pourquoi jetait-il à l’eau, sans aucun profit, tous ces beaux noms; quels étaient ces oiseaux; quel était ce lieu vénéré d’où la belle nymphe sortait pour descendre vers le fleuve? Astolphe brûlait du désir de connaître ces grands mystères et leur sens caché. Il interrogea sur tout cela l’homme de Dieu qui lui répondit ainsi:
«Tu sauras que pas une feuille ne remue sur terre, sans qu’un mouvement analogue ne se produise ici. Il existe une corrélation intime entre toutes les choses de la terre et du ciel, corrélation qui se manifeste d’une façon différente. Ce vieillard, dont la barbe inonde la poitrine, et qui est si agile que rien ne peut l’arrêter, produit ici les mêmes effets, et se livre au même travail que le Temps sur la terre.
» Aussitôt que les fils ont été dévidés sur le rouet, la vie humaine prend fin sur la terre. De la renommée qu’elle a acquise là-bas, il reste ici un écho. Cette renommée et son écho seraient tous deux immortels et divins, s’ils n’étaient emportés, ici par le gouffre sombre et là-bas par le Temps. Le vieillard les jette ici dans le fleuve, comme tu vois, et le Temps les submerge là-bas dans l’éternel oubli.
» Et de même qu’ici les corbeaux, les vautours, les corneilles et les oiseaux de toute espèce s’efforcent tous d’arracher aux eaux du fleuve les noms qu’ils voient briller le plus, ainsi là-bas les ruffians, les flatteurs, les bouffons, les débauchés, les délateurs, et ceux qui vivent au sein des cours et qui y sont beaucoup plus estimés que les hommes vertueux et bons;
» Ceux qu’on appelle courtisans gentils parce qu’ils savent imiter l’âne et le pourceau, aussitôt que la Parque inflexible, ou bien Vénus et Bacchus, ont coupé le fil de la vie de leur maître; ceux-là que je viens de t’indiquer comme des gens lâches et vils, nés seulement pour s’emplir le ventre de nourriture, portent pendant quelques jours le nom de ce maître dans leur bouche, puis le laissent tomber dans l’oubli, comme trop lourd.
» Mais, de même que les cygnes, qui vont chantant joyeusement, arrachent les médailles au fleuve, et les portent au temple, ainsi les hommes remarquables sont sauvés, par les poètes, de l’oubli plus impitoyable que la mort. Bien avisés, bien inspirés furent les princes qui, suivant l’exemple de César, se firent l’ami des écrivains; ils n’ont point à craindre les eaux du Léthé.
» Ils sont, comme les cygnes, rares aussi les poètes non indignes de ce nom, et cela non seulement parce que le ciel ne veut pas qu’il y ait jamais une trop grande abondance d’hommes remarquables, mais encore parce que l’avarice des princes laisse dans la pauvreté les écrivains de génie. En opprimant la vertu et en honorant le vice, ils bannissent les beaux-arts.
» Sois persuadé que Dieu a privé ces ignorants de toute intelligence, et leur refuse toute lumière; en les rendant rebelles à la poésie, il a voulu que la mort les consumât tout entiers. Ils seraient sortis vivants du tombeau, quand bien même ils auraient eu tous les vices, s’ils avaient su s’attirer l’amitié des poètes; leur mémoire aurait répandu une odeur plus suave que le nard ou la myrrhe.
» La renommée a certainement exagéré la piété d’Énée, la force d’Achille et la vaillance d’Hector. Il a existé mille et mille guerriers qu’on aurait pu, en toute vérité, mettre au-dessus d’eux. Mais les palais et les riches villes si libéralement donnés par eux et leurs descendants, les ont faits élever pour toujours à ces sublimes honneurs par les mains honorées des écrivains.
» Auguste ne fut ni si bon, ni si respecté que la trompette de Virgile nous le sonne. On lui pardonne ses proscriptions iniques, en faveur de son goût pour la poésie. Personne ne se serait inquiété de savoir si Néron avait été injuste; sa renommée serait peut-être excellente, eût-il eu pour ennemis la terre et le ciel, s’il avait su avoir les écrivains pour amis.
» C’est Homère qui nous a fait croire qu’Agamemnon fut victorieux, et que les Troyens étaient vils et lâches. C’est lui qui nous a donné Pénélope comme fidèle à son époux, au milieu des mille outrages qu’elle eut à supporter. Mais si tu veux connaître la vérité, prends le contre-pied de son histoire: les Grecs furent vaincus et Troie fut victorieuse. Quant à Pénélope, ce fut une courtisane.
» D’un autre côté, tu as entendu quelle réputation a laissée Didon, dont le cœur fut si pudique. Si elle passe pour une prostituée, c’est uniquement parce que Maro ne fut point son ami. Ne t’étonne point que je m’échauffe sur ce sujet, et que je te parle d’une manière confuse de tout cela; j’aime les écrivains et c’est mon devoir, car, dans votre monde, je fus écrivain moi aussi.
» Entre tous, j’ai acquis un bien que ne peuvent m’enlever ni le temps ni la mort. Il appartenait au Christ, tant loué par moi, de me donner une telle récompense. Je plains les écrivains qui vivent en ce triste temps où la courtoisie a portes closes, et qui, le visage pâle, amaigri, décharné, frappent nuit et jour en vain au seuil des grands.
» Aussi, pour revenir à ce que j’ai dit tout d’abord, les poètes et les gens d’étude sont rares. Là où elles ne trouvent ni pâture, ni abri, les bêtes elles-mêmes abandonnent la place.» Ainsi disant, le bienheureux vieillard avait les yeux enflammés comme deux tisons. Mais s’étant retourné vers le duc avec un doux sourire, il rasséréna sur-le-champ son visage courroucé.
Qu’Astolphe reste désormais avec l’écrivain de l’Évangile, car je veux franchir d’un saut toute la distance qu’il y a du fin fond du ciel à la terre; mes ailes ne peuvent me porter plus longtemps dans ces hautes régions. Je reviens vers la dame à laquelle la jalousie avait, avec son doute cruel, livré un si rude assaut. Je l’ai laissée comme elle venait, après un combat fort court, de jeter à terre trois rois l’un après l’autre.
Arrivée le soir même en un château situé sur la route de Paris, elle y avait appris qu’Agramant, mis en déroute par son frère Renaud, s’était réfugié dans Arles. Certaine que son Roger était avec lui, elle prit, dès que la nouvelle aurore apparut au ciel, le chemin de la Provence où elle avait entendu dire aussi que Charles poursuivait son ennemi.
Comme elle gagnait la Provence par la route la plus droite, elle rencontra une damoiselle, belle de figure et accorte de manières, bien qu’elle fût fort affligée et toute en larmes. C’était cette gente damoiselle, férue d’amour pour le fils de Monodant, et qui avait laissé son amant prisonnier de Rodomont.
Elle s’en venait; cherchant un chevalier qui fût habitué à combattre, comme une loutre, aussi bien dans l’eau que sur terre, et assez hardi pour affronter le païen. L’inconsolable amie de Roger, abordant cette autre amante inconsolée, la salue courtoisement, et lui demande la cause de sa douleur.