Fleur-de-Lys la regarde, et il lui semble voir le chevalier dont elle a besoin. Elle commence à lui parler du pont dont le roi d’Alger intercepte le passage. Elle lui dit que son amant avait essayé en vain de l’en chasser; non point que le Sarrasin fût plus fort, mais parce que son astuce avait été favorisée par l’étroitesse du pont et par le fleuve.
«Si tu es – disait-elle – aussi hardi et aussi courtois que ton visage le montre, venge-moi, de par Dieu, de celui qui m’a pris mon seigneur et me fait cheminer si tristement. Sinon, dis-moi en quel pays je puis trouver un chevalier capable de lui résister, et assez rompu aux armes et aux combats, pour faire que le fleuve et le pont soient inutiles au païen.
» Outre que tu feras chose qui convient à un homme courtois et à un chevalier errant, tu déploieras ta valeur en faveur du plus fidèle des amants. Il ne m’appartient pas de te parler de ses autres vertus. Elles sont si nombreuses, que quiconque ne les connaît pas, peut se dire privé de la vue et de l’ouïe.»
La magnanime dame, toujours disposée à avoir pour agréable toute entreprise qui peut lui mériter gloire et renommée, se décide à aller sur-le-champ vers le pont. Elle y va d’autant plus volontiers, qu’elle est désespérée, et qu’elle espère ainsi courir à la mort. La malheureuse, croyant être à jamais séparée de Roger, a la vie en horreur.
«Quelque peu que je vaille, ô jouvencelle amoureuse – répondit Bradamante – je m’offre à tenter l’entreprise rude et périlleuse, pour un autre motif encore que je passe sous silence. Je le fais surtout parce que tu me racontes de ton amant une chose qu’on entend dire de peu d’hommes, à savoir qu’il est fidèle. Je te jure qu’à cet égard je croyais tous les hommes parjures.»
Elle acheva ces mots dans un soupir sorti du cœur; puis elle dit: «Allons!» Le jour suivant, elles arrivèrent au fleuve et au passage plein de danger. À peine le veilleur les a-t-il aperçues, qu’il prévient son maître par le son du cor. Le païen s’arme, et, selon son habitude, il se place à l’entrée du pont, sur la rive du fleuve.
Et dès que la guerrière se montre, il la menace de la mettre sur-le-champ à mort, si elle ne fait point don au grand mausolée de ses armes et du destrier sur lequel elle est montée. Bradamante qui connaît son histoire dans toute sa vérité, et qui sait comment Isabelle a été tuée par lui – Fleur-de-Lys lui avait tout dit – répond à l’orgueilleux Sarrasin:
«Pourquoi veux-tu, bestial, que les innocents fassent pénitence de ton crime? Cette victime ne peut être apaisée que par ton sang. C’est toi qui l’as tuée, et le monde entier le sait. Toutes les armes et tous les harnachements des nombreux chevaliers que tu as désarçonnés, lui sont une offrande moins agréable que ne le sera ton trépas, s’il arrive que je te tue pour la venger.
» Cette vengeance lui sera d’autant plus agréable, venant de ma main, que je suis comme elle une femme moi aussi. Je ne suis pas venue ici pour autre chose que pour la venger; et c’est là mon seul désir. Mais il convient de faire une convention entre nous, avant de voir si ta vaillance peut se comparer à la mienne. Si je suis vaincue, tu feras de moi ce que tu as fait de tes autres prisonniers.
» Mais si je t’abats, comme je le crois et comme je l’espère, je veux prendre ton cheval et tes armes, et les suspendre toutes au mausolée, après en avoir détaché toutes les autres. Je veux de plus que tu délivres tous les chevaliers que tu as pris.» Rodomont répondit: «Il me paraît juste qu’il soit fait comme tu dis. Mais je ne pourrais te rendre les prisonniers, car je ne les ai plus ici.
» Je les ai envoyés dans mon royaume, en Afrique; toutefois, je te promets, je te donne ma foi que si, par cas inopiné, il advient que tu restes en selle et que je sois désarçonné, je les ferai mettre tous en liberté, en aussi peu de temps qu’il en faudra à un messager envoyé en toute hâte pour porter l’ordre de faire ce que tu me demandes, dans le cas où je perdrais la partie.
» Mais si tu viens à avoir le dessous, comme c’est plus probable, comme c’est certain, je ne veux pas que tu laisses tes armes ni ton nom inscrit sur ce monument. Je veux que ton beau visage, tes beaux yeux, ta chevelure qui respirent l’amour et la grâce, soient le prix de ma victoire. Il me suffira que tu m’aimes, alors que tu me haïssais.
» Je suis d’une valeur telle, d’une telle force, que tu ne devras pas éprouver de dépit d’être abattue par moi.» La dame sourit légèrement, mais d’un rire acerbe où la colère dominait. Sans répondre à ce superbe, elle tourne le dos au pont de bois pour prendre du champ, puis elle éperonne son cheval, et, la lance d’or en arrêt, elle vient à la rencontre du Maure orgueilleux.
Rodomont s’apprête à soutenir le choc. Il accourt au galop. Le son que rend le pont sous les pas de son cheval est si grand, qu’il étourdit les oreilles à ceux qui l’entendent même de loin. La lance d’or fait son effet accoutumé. Le païen, jusque-là si solide dans ces sortes de joutes, est enlevé de selle et jeté en l’air, d’où il retombe sur le pont la tête la première.
La guerrière trouve à peine la place pour faire passer son destrier. Elle court les plus grands dangers, et il s’en faut de peu qu’elle ne tombe dans la rivière. Mais Rabican, ce fils du vent et du feu, est si adroit et si agile, qu’il franchit le pont en passant sur le bord extrême; il aurait marché sur le tranchant d’une épée.
Bradamante se retourne, et revient vers le païen abattu. Puis elle lui dit d’un air moqueur: «Tu peux voir maintenant qui a perdu, et à qui de nous deux il convient d’avoir le dessous.» Le païen reste muet d’étonnement. Il ne peut croire qu’une femme l’ait désarçonné. Il ne peut ni ne veut répondre; il est comme un homme plein de stupeur et de folie.
Il se releva silencieux et triste; quand il eut fait quatre ou cinq pas, il ôta son écu et son casque, ainsi que le reste de ses armes, et les jeta contre les rochers. Puis il se hâta de s’éloigner seul et à pied, après avoir donné ordre à un de ses écuyers d’aller faire mettre les prisonniers en liberté, ainsi qu’il avait été convenu.
Il partit, et l’on n’entendit plus parler de lui, si ce n’est pour apprendre qu’il s’était retiré dans une grotte obscure. Cependant Bradamante avait suspendu ses armes au superbe mausolée, après en avoir fait enlever toutes celles qu’elle reconnut, à leur devise, appartenir à des chevaliers de l’armée de Charles. Elle laissa les autres, et ne permit pas qu’on y touchât.
Outre les armes du fils de Monodant, elle y trouva celles de Sansonnet et d’Olivier, partis à la recherche du prince d’Anglante, et que leur chemin avait conduits droit au pont. Ils y avaient été faits prisonniers et envoyés en Afrique, le jour précédent, par l’altier Sarrasin. La dame fit enlever ces armes de dessus le mausolée, et les fit renfermer dans la tour.
Elle laissa suspendues toutes les autres qui avaient été prises sur des chevaliers païens. Il y avait entre autres les armes d’un roi qui s’était en vain mis en route pour retrouver Frontalait, je veux parler des armes du roi de Circassie, lequel, après avoir longtemps erré par monts et par vaux, était venu perdre là son autre destrier, et s’en était allé allégé de ses armes.
Ce roi païen avait quitté le pont dangereux, à pied et sans armes, Rodomont laissant en liberté tous ceux qui étaient de sa croyance. Mais il n’eut plus le courage de retourner au camp; il n’aurait pas osé s’y montrer dans un tel équipage, après les forfanteries auxquelles il s’était livré à son départ.