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» Si tu ne pouvais te baigner dans le sang d’Almonte et de Trojan, morts déjà depuis longtemps, tu devais te venger sur leurs fils. Pourquoi, toi vivant, Agramant vit-il encore? C’est là une tache que tu devrais avoir sans cesse devant les yeux, à savoir qu’après tant d’offenses, non seulement tu n’as pas mis ce roi à mort, mais que tu vis à sa solde, au milieu de sa cour.

» Je fais serment à Dieu – car je veux adorer le vrai Christ qu’adora mon père – de ne plus quitter cette armure, avant d’avoir vengé Roger et ma mère. Ce sera une douleur pour moi si je te vois plus longtemps parmi les escadrons du roi Agramant, ou d’un autre seigneur maure, si ce n’est les armes à la main pour leur grand dam.»

Oh! comme à ces paroles la belle Bradamante relève la tête; comme elle s’en réjouit! Elle engage Roger à faire ce que Marphise vient de lui dire. Qu’il vienne trouver Charles, qu’il se fasse connaître à l’empereur qui honore, estime et révère la mémoire illustre de son père Roger, et qui l’appelle encore le guerrier sans pareil!

Roger lui répond doucement qu’il aurait dû agir tout d’abord ainsi; mais qu’alors il ne connaissait point ce qu’il avait appris par la suite mais trop tard; que c’est Agramant qui lui a ceint l’épée au côté, et qu’en lui donnant la mort, il se rendrait coupable de trahison, puisqu’il l’a accepté pour son seigneur.

Comme il l’a déjà promis à Bradamante, il promet à sa sœur de saisir, de faire naître toutes les occasions de s’en séparer avec honneur. S’il ne l’a point déjà fait, la faute n’en est pas à lui, mais au roi de Tartarie qui, dans le combat qu’ils ont eu ensemble, l’a mis dans l’état qu’elle doit savoir.

Marphise qui chaque jour était venue le voir quand il gardait le lit, pouvait en témoigner mieux que tout autre. Les deux illustres guerrières s’entretinrent longtemps sur ce sujet; elles finirent par décider que Roger devait rejoindre la bannière de son seigneur, jusqu’à ce qu’il trouvât l’occasion de passer honorablement dans le camp de Charles.

«Laisse-le donc aller – disait Marphise à Bradamante – et ne crains rien. D’ici à peu de jours, je m’arrangerai bien de façon qu’il n’ait plus Agramant pour maître.» Ainsi elle dit, mais elle ne leur révéla point ce qu’elle méditait au fond du cœur. Enfin Roger, après avoir pris congé d’elles, tournait bride afin d’aller rejoindre son roi,

Lorsqu’une plainte, s’élevant des vallées voisines, vint attirer toute leur attention. Inclinant l’oreille, ils crurent reconnaître une voix de femme qui poussait des gémissements. Mais j’entends terminer ici ce chant, et il faut bien que vous vous contentiez de ce que je veux; je promets du reste de vous dire des choses plus intéressantes encore, si vous venez m’écouter dans l’autre chant.

Chant XXXVII

ARGUMENT. – Passant en revue les écrivains divers qui ont employé leur plume à chanter les louanges du beau sexe, le poète en prend occasion pour louer Vittoria Colonna et les nobles vers consacrés par elle à la mémoire du marquis de Pescaire, son époux. Puis il introduit sur la scène Ullania, messagère de la reine de l’île Perdue, qui raconte à Roger, à Bradamante et à Marphise l’indigne coutume établie par Marganor dans son propre château à l’encontre des femmes. Les deux guerrières et Roger infligent à Marganor le châtiment qu’il a mérité.

Si, de même que les femmes courageuses ont travaillé nuit et jour, avec une suprême diligence et une longue patience, à acquérir d’autres dons que Nature ne peut donner sans travail, – d’où il est résulté des œuvres bonnes et non sans gloire – elles s’étaient adonnées à ces études qui rendent immortelles les vertus humaines;

Et si elles avaient pu elles-mêmes transmettre à la postérité le souvenir de leurs propres mérites, sans avoir besoin de mendier l’aide des écrivains au cœur rongé par la haine et l’envie, et qui, la plupart du temps, passent sous silence le bien qu’ils peuvent en dire, tout en publiant partout le mal qu’ils en savent, leur renommée aurait surgi plus éclatante peut-être que le fut jamais celle des hommes illustres.

Beaucoup d’écrivains ne se sont pas contentés de faire servir leurs œuvres à se glorifier les uns les autres; ils se sont efforcés de faire ressortir tout ce que l’on pouvait avoir à reprocher aux femmes. Ne voulant pas être éclipsés par elles, ils faisaient tout leur possible pour les rabaisser. Je parle des écrivains de l’antiquité; comme si la gloire des femmes devait obscurcir la leur, de même que le brouillard obscurcit le soleil.

Jamais, il est vrai, main ni langue, émettant des paroles ou burinant le vélin, – quelque effort qu’elle ait fait ou qu’elle fasse pour augmenter et propager le mal, et diminuer adroitement le bien, – n’eut et n’a le pouvoir d’étouffer tellement la gloire des femmes, qu’il n’en reste quelque chose. Mais cette gloire est loin d’avoir l’éclat qu’elle aurait eu sans cela.

Arpalice [15]; Tomyris [16]; celle qui secourut Turnus [17]; celle qui vint en aide à Hector [18]; celle qui, suivie des gens de Sidon et de Tyr, alla, longeant le rivage d’Afrique, s’établir en Lybie [19]; Zénobie [20]; celle qui sauva par ses victoires les Assyriens, les Perses et les Indiens [21]; toutes celles-là, et quelques autres encore, ne furent pas les seules à mériter par leurs armes une éternelle renommée.

Il y en a eu de fidèles, de chastes, de sages, de vaillantes, non seulement en Grèce et à Rome, mais partout, dans les Indes comme aux jardins des Hespérides où le soleil dénoue sa chevelure. Les hommages et les honneurs qu’elles s’étaient acquis sont tellement oubliés, que c’est à peine si on en nomme une sur mille; et cela, parce que les écrivains de leur temps furent menteurs, jaloux et impitoyables pour elles.

Ô femmes désireuses de produire de belles œuvres, poursuivez imperturbablement votre chemin. Ne vous laissez point détourner de vos entreprises par la crainte de vous voir refuser les honneurs auxquels vous avez droit. De même qu’il n’y a pas de bonne chose qui dure toujours, les mauvaises ne sont point éternelles. Si, jusqu’ici, les œuvres des écrivains ne vous ont pas été favorables, elles le sont de nos jours.

Déjà Marullo et le Pontano; les deux Strozzi, le père et le fils, avaient écrit en votre faveur. Aujourd’hui, vous avez pour vous le Bembo, le Capella, et celui qui a formé les courtisans sur son propre modèle; vous avez un Luigi Alamanni, vous avez ses deux frères, également chers à Mars et aux Muses, tous deux issus du sang royal qui commande sur les bords qu’arrose le Mincio, et que de profonds marais enserrent.

L’un, outre que son propre instinct le porte à vous honorer, à vous révérer et à faire retentir le Parnasse et le Cinto de vos louanges qu’il porte jusqu’aux nues, est encore plus gagné à votre cause par l’amour, la fidélité et ce courage indomptable au milieu du carnage et des ruines, qu’il a trouvés en Isabelle.

Aussi ne se lassera-t-il jamais de vous célébrer dans ses vers vivaces; et si d’autres vous jettent le blâme, personne ne sera plus prompt que lui à prendre votre défense. Il n’y a pas au monde de chevalier plus disposé à consacrer sa vie entière au service de la vertu. Il est en même temps un sujet d’études pour les écrivains, tandis que lui-même, par ses écrits, exalte la gloire des autres.