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Il mérite vraiment qu’une dame si richement douée de toutes les vertus qui font l’ornement du sexe porte-jupons, ne se soit jamais départie de la foi qu’elle lui devait, et ait été pour lui comme une colonne inébranlable à toutes les secousses de la Fortune. Il est digne d’elle, et elle est digne de lui; jamais couple ne fut mieux assorti.

Il a élevé de nouveaux trophées sur la rive de l’Oglio; au milieu des batailles, des incendies, des navires et des chars de guerre, il a tant semé de beaux écrits, que le fleuve voisin peut bien en être jaloux. Auprès de lui, un Hercule Bentivoglio célèbre votre gloire en notes éclatantes, ainsi que Renato Trivulcio, et mon Guidetto, et le Molza, choisi par Phébus lui-même pour vous chanter.

Il y a aussi Hercule, duc de Chartres, fils de mon duc; déployant ses ailes comme le cygne harmonieux, il chante en volant, et fait retentir les cieux de votre renommée. Il y a mon seigneur de Guast, auquel il ne suffit pas d’entasser des exploits dignes d’illustrer mille Athènes et mille Rome, mais qui songe encore à vous immortaliser avec sa plume.

Outre ceux-là, et d’autres encore qui vous ont glorifiées et qui vous glorifient encore chaque jour, vous pouvez célébrer vous-mêmes votre propre gloire. Beaucoup d’entre vous, laissant de côté l’aiguille et le fuseau, sont allées et vont encore s’abreuver avec les Muses à la fontaine d’Aganippe [22]. Elles en sont revenues tellement inspirées, que nous aurions beaucoup plus besoin de vous pour chanter nos exploits, que vous n’auriez besoin de nous pour chanter les vôtres.

Si je voulais les nommer toutes, et donner à chacune les éloges qu’elle mérite, il me faudrait écrire plus d’une page, et mon chant ne traiterait pas aujourd’hui d’autre chose. D’un autre côté, si je me bornais à faire seulement l’éloge de cinq ou six, je risquerais d’offenser et de mécontenter les autres. Que faire donc? Faut-il me taire sur toutes, ou bien, sur un si grand nombre, faut-il en choisir une seule?

J’en choisirai une, et je la choisirai si bien, elle sera tellement au-dessus de l’envie, que personne ne pourra me vouloir mal si je me tais sur les autres, et si je fais l’éloge de celle-là seule. Ce n’est pas qu’elle se soit immortalisée elle-même par son doux style, le meilleur que j’aie jamais goûté; mais elle peut tirer du tombeau et faire éternellement revivre tous ceux dont elle parle ou sur lesquels elle écrit.

De même que Phébus darde de préférence ses rayons sur sa blanche sœur, et la fait resplendir d’une lumière plus éclatante que celle de Vénus, de Mars, ou de toute autre étoile qui gravite au ciel, ainsi celle dont je vous parle possède plus que toutes les autres l’éloquence et la douceur. Ses paroles sublimes ont une telle force, que de nos jours elle brille au ciel comme un autre soleil.

Victoire est son nom; il convenait bien à celle qui, née au sein des victoires, est toujours, qu’elle aille ou qu’elle s’arrête, précédée ou suivie de la Victoire, et dont le front est chargé de trophées toujours nouveaux. Elle est pareille à cette Artémise, si célèbre pour sa piété envers son époux Mausole. Elle la surpasse cependant de toute la distance qu’il y a entre ensevelir un homme, et tirer sa mémoire du tombeau.

Si Laodamie, si la femme de Brutus, si Arrie, Argie, Evadnée, et beaucoup d’autres, ont mérité des éloges pour avoir voulu, leur mari mort, être ensevelies avec lui, combien davantage ne doit-on pas honorer Victoire, qui a sauvé son époux des eaux du Léthé et du fleuve qui entoure neuf fois le royaume des Ombres, et cela, malgré les Parques et malgré la mort!

Si le Macédonien envia le fier Achille d’avoir été célébré par la trompette méonnienne, combien plus, invincible François de Pescaire, ne te porterait-il pas envie, s’il vivait de nos jours, toi dont une épouse aussi chaste que chère chante l’éternelle gloire, et dont le nom reçoit d’elle un tel retentissement, que tu n’as point à désirer de meilleure trompette?

Si je voulais noter ici tout ce qu’on peut dire à cet égard, ou tout ce que je désirerais en dire, j’allongerais trop mon poème, sans jamais cependant épuiser mon sujet. Pendant ce temps, je laisserais de côté la belle histoire de Marphise et de ses compagnons, que j’ai cependant promis de continuer, si vous veniez m’entendre dans ce chant.

Or, puisque nous sommes ici, vous pour m’écouter et moi pour tenir ma promesse, je remettrai à une meilleure occasion de prouver que celle dont je parle est digne de toutes mes louanges. Non pas que je m’imagine que mes vers soient nécessaires à qui en a tant écrit soi-même; mais seulement pour satisfaire le désir que j’ai de l’honorer et de la louer.

En somme, mesdames, je conclus qu’à tous les âges, beaucoup d’entre vous ont été dignes d’être mentionnées par l’histoire, mais que, grâce à la jalousie des écrivains, vous êtes retombées dans l’oubli après votre mort. Il n’en sera plus ainsi, car vous immortalisez vous-mêmes vos propres vertus. Si les deux belles-sœurs avaient su faire de même, nous connaîtrions bien mieux aujourd’hui leurs hauts faits.

Je parle de Bradamante et de Marphise, dont j’ai beaucoup de peine à remettre en lumière les éclatantes prouesses, car neuf sur dix me sont inconnues. Je rapporte volontiers celles que je sais, autant parce qu’il est bon de divulguer le plus possible toute œuvre grande, que parce que je désire vous plaire, mesdames, vous que j’honore et que j’aime.

Roger, comme je vous l’ai dit, se tenait prêt à partir; il avait pris congé de ses compagnes, et retiré son épée enfoncée dans le cyprès, lorsqu’une plainte stridente, s’élevant non loin de là, vint l’arrêter. Il courut avec les deux dames pour porter secours où il en serait besoin.

À mesure qu’ils avançaient, les cris devenaient plus aigus et les paroles plus intelligibles. Arrivés dans la vallée, ils virent que ces plaintes étaient poussées par trois dames dans un assez étrange accoutrement. Leurs vêtements avaient été coupés jusqu’au nombril par quelques malfaiteurs sans doute, et, ne sachant comment se dérober aux regards, elles étaient accroupies par terre, et n’osaient plus se lever.

De même que le fils de Vulcain, venu au monde sans mère et que Pallas fit élever par les soins d’Aglaure, aux yeux trop hardis, cachait ses pieds tordus en s’asseyant dans un char de son invention, ainsi ces trois jouvencelles cachaient leurs beautés secrètes en se tenant assises.

À ce spectacle inouï et déshonnête, les deux magnanimes guerrières devinrent aussi rouges que la rose au printemps dans les jardins de Pestum. Bradamante reconnut sur-le-champ qu’une de ces trois dames était Ullania, envoyée de l’Île Perdue en France en qualité de messagère.

Elle reconnut également les deux autres pour les avoir vues déjà avec elle; mais ses paroles s’adressèrent à celle des trois qu’elle honorait le plus. Elle lui demanda qui avait pu être assez inique, assez contempteur des lois et des bonnes mœurs, pour étaler aux yeux de tous les choses secrètes que la nature cache le plus qu’elle peut.

Ullania reconnaissant Bradamante, à sa voix non moins qu’à ses armes, pour la guerrière qui, quelques jours auparavant, avait désarçonné les trois chevaliers, lui raconte que de méchantes gens, rebelles à tout sentiment de pitié, et qui demeurent dans un château peu éloigné, après l’avoir ainsi dépouillée, l’ont battue, et lui ont fait encore d’autres outrages.

Elle ne sait ce qu’il est advenu de l’écu, ni des trois rois qui l’ont accompagnée à travers tant de pays. Elle ignore s’ils sont morts ou prisonniers. Elle ajoute qu’elle s’est mise en chemin, quoiqu’il lui en coûtât d’aller à pied, pour aller se plaindre à Charles de l’outrage qui lui a été fait, dans l’espoir qu’il ne le laisserait pas impuni.