Les guerrières et Roger, dont le cœur n’est pas moins sensible qu’audacieux et fort, s’émeuvent à la vue et au récit d’un semblable méfait. Oubliant toute autre affaire, et sans attendre que la dame affligée les prie de la venger, ils se décident à aller sur-le-champ vers le lieu qu’elle leur a indiqué.
D’un commun mouvement, ils ôtent leurs soubrevestes et les donnent à ces infortunées, pour qu’elles puissent recouvrir les parties les moins honnêtes de leur corps. Bradamante ne saurait consentir à ce que Ullania fasse de nouveau à pied le chemin qu’elle a déjà fait; elle la prend sur la croupe de son destrier. Marphise et le brave Roger en font autant pour les deux autres.
Ullania montre à Bradamante, qui la porte en croupe, le plus court chemin pour aller au castel. Bradamante la réconforte et lui dit qu’elle la vengera de ceux qui l’ont tourmentée. Après avoir quitté la vallée, ils gravissent un long sentier qui serpente autour d’une colline, sans vouloir prendre le moindre repos avant que le soleil ne soit caché dans l’océan.
Au sommet de la colline, si rude à gravir, s’élève un village. Ils y trouvent bonne hospitalité et bonne table, autant du moins qu’on pouvait l’espérer en un pareil endroit. En regardant autour d’eux, ils voient un grand nombre de femmes, les unes jeunes, les autres vieilles; mais ils n’aperçoivent pas un homme.
Jason et les Argonautes qui le suivaient n’éprouvèrent pas un plus grand étonnement en voyant que les femmes de Lemnos avaient fait périr leurs maris, leurs fils, leurs pères et leurs frères, de sorte qu’on n’aurait pas pu voir dans toute l’île une seule figure virile, que n’en éprouvèrent Roger et ses compagnes dans le village où ils logèrent ce soir-là.
Les deux guerrières s’empressèrent de procurer à Ullania et à ses damoiselles de compagnie trois vêtements de femme, grossiers, mais complets. Roger ayant interpellé une des habitantes de ce village, voulut savoir d’elle où étaient tous leurs hommes, qu’on n’en voyait pas un seul. Voici la réponse qu’elle lui fit:
«C’est peut-être pour vous un grand étonnement de voir tant de femmes sans un seul homme, et c’est un supplice intolérable pour nous qui vivons ici dans la misère et l’exil. Cet exil nous est d’autant plus amer, que, de leur côté, nos pères, nos fils et nos maris que nous aimons tant, subissent loin de nous une longue et dure séparation, grâce au caprice de notre cruel tyran.
» Le barbare, après nous avoir abreuvées de mille outrages, nous a envoyées dans ce village, situé à deux lieues de ses terres, sur lesquelles nous sommes nées. Il a menacé de mort et de toute sorte de désastres, nous et nos hommes, si nous revenions les voir, ou si nous leur donnions l’hospitalité ici.
» Il est tellement ennemi de notre nom, qu’il ne veut pas, comme je vous ai dit, qu’aucun des nôtres vienne ici; on dirait que l’odeur du sexe féminin le rend malade. Deux fois déjà les arbres ont perdu et repris leur belle chevelure, depuis que ce maître impitoyable a donné un ordre aussi barbare que personne n’a pu adoucir.
» Car ses sujets le craignent autant qu’on peut craindre la mort. La nature, en même temps que la méchanceté, lui a donné une force surhumaine. Sa stature est gigantesque, et sa force dépasse celle de cent hommes. Ce n’est pas seulement pour nous, ses sujettes, qu’il est impitoyable; il traite les étrangères avec encore plus de cruauté.
» Si votre honneur vous est cher, ainsi que celui des trois dames qui sont en votre compagnie, il sera plus sûr, plus utile et meilleur pour vous de ne pas aller plus avant, et de chercher un autre chemin. Celui-ci conduit droit au château de l’homme dont je vous parle. Vous y subiriez la coutume honteuse et barbare qu’il y a établie pour les dames et les guerriers qui passent par là.
» Marganor le félon – c’est ainsi que s’appelle le seigneur, le tyran de ce castel – surpasse en iniquité et en félonie Néron, et tous ceux qui furent renommés par leur caractère féroce. Il est plus avide du sang humain, et surtout du sang féminin, que le loup de celui de l’agneau. Après les avoir abreuvées d’outrages, il fait chasser toutes les femmes que leur mauvaise fortune a conduites en ce castel.»
Les dames et Roger voulurent savoir ce qui avait porté cet homme impitoyable à un tel degré de fureur. Ils prièrent la femme, puisqu’elle avait commencé à raconter cette histoire, de pousser la complaisance jusqu’à la leur dire tout entière. Elle reprit: «Le seigneur de ce castel fut toujours cruel, inhumain et féroce. Mais, pendant un certain temps, il cacha son naturel méchant et ne le laissa voir que plus tard.
» Tant que vécurent ses fils, qui différaient beaucoup de leur père, car ils aimaient les étrangers, et étaient complètement privés de cruauté et d’autres vices semblables, l’hospitalité, les belles manières et les actions généreuses fleurirent ici. Leur père, quoique avare, ne leur refusait rien de ce qui pouvait leur plaire.
» Les dames et les chevaliers qui passaient par ce chemin, étaient si bien accueillis, qu’ils prenaient congé des deux frères, enchantés de leur haute courtoisie. Ces deux derniers avaient reçu le même jour l’ordre sacré de la chevalerie. L’un s’appelait Cilandre, l’autre Tanacre; tous deux étaient hardis et vaillants, et d’un aspect vraiment royal.
» Ils auraient été, et seraient restés dignes d’une éternelle gloire et d’un éternel honneur, s’ils ne se fussent abandonnés à ce désir violent que nous appelons l’amour, et qui les fit dévier de la bonne voie pour les conduire dans le chemin tortueux de l’erreur. Tout ce qu’ils avaient fait de bien jusque-là, fut souillé et effacé d’un trait.
» Un jour, arriva ici un chevalier de la cour de l’empereur de Grèce, accompagné de sa dame aux manières accortes, et aussi belle qu’on eût pu le souhaiter. Cilandre s’en énamoura si fort, qu’il aurait mieux aimé mourir que de ne pas la posséder. Il lui semblait qu’en partant elle emporterait sa vie avec elle.
» Ses prières n’ayant pu la toucher, il résolut de l’obtenir de force. Il revêtit ses armes, et alla s’embusquer non loin du château, dans un endroit où les deux voyageurs devaient passer. Son audace habituelle, l’amoureuse flamme dont il brûlait, ne lui permirent point d’agir avec prudence; aussi, des qu’il vit arriver le chevalier, il courut sur lui pour l’assaillir, lance baissée.
» Il croyait le désarçonner au premier choc, et gagner d’un même coup la victoire et la dame. Mais le chevalier, qui était maître en fait de guerre, lui brisa sa cuirasse comme si elle eût été de verre. La nouvelle parvint au père, qui fit transporter son corps sur une civière au château où il l’ensevelit, avec de grandes marques de deuil, à côté de ses antiques aïeux.
» L’hospitalité n’en continua pas moins à être généreusement accordée à tous venants, car Tanacre était aussi libéral et aussi courtois que son frère. Dans le cours de la même année, un baron se présenta au château avec sa femme, venant de pays lointain. Il était d’une étonnante vaillance, et sa compagne était gracieuse et belle autant qu’on peut le dire.
» Non moins que belle, elle était honnête, courageuse et vraiment digne d’être louée en tout. Le chevalier appartenait à une illustre famille, et dépassait en vaillance tout ce qu’on avait entendu dire des autres chevaliers. Il était naturel que tant de valeur lui eût mérité une compagne d’un tel prix. Le chevalier s’appelait Olindre de Longueville et la dame Drusille.