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» Ces dernières paroles s’exhalent avec sa vie. Morte, son visage porte encore les traces de la joie qu’elle a éprouvée en punissant le barbare qui lui avait ravi son cher mari. Je ne sais si elle fut précédée ou suivie par l’âme de Tanacre. Je crois cependant qu’il mourut avant elle, car il avait absorbé une plus grande quantité de breuvage, et le poison dut agir plus rapidement sur lui.

» Marganor, qui voit son fils tomber et mourir dans ses bras, est sur le point de mourir avec lui, vaincu par la douleur qui le saisit d’une manière si inattendue. Après avoir eu deux fils, il se retrouve seul, et ce sont deux femmes qui les ont fait mourir. L’une a été la cause de la mort du premier, l’autre a frappé elle-même le second.

» L’amour, la pitié, le dépit, la douleur et la colère, un désir de mort et de vengeance agitent cet infortuné père; il tremble, comme la mer troublée par le vent. Il court vers Drusille pour se venger sur elle, mais il voit que la vie vient de l’abandonner. Excité par sa haine ardente, il cherche à frapper ce corps qui ne sent plus rien.

» De même que le serpent se retourne pour mordre la lance qui l’a cloué sur le sable; de même que le mâtin court après la pierre que lui a lancée le passant, et se brise en vain les dents de rage et de colère, et ne veut pas s’en aller sans s’être vengé, ainsi Marganor, plus cruel qu’un dogue ou qu’un serpent, s’acharne contre le corps inanimé de Drusille.

» Mais bien qu’il l’ait mis en pièces, la fureur du félon n’est pas assouvie; il se précipite sur les femmes dont le temple est plein. Sans choisir l’une plutôt que l’autre, il fait de nous, avec son épée cruelle et impitoyable, ce que le paysan fait de l’herbe avec sa faulx. Rien ne peut nous préserver de ses coups; en un instant, il en tue trente et en blesse bien cent.

» Il est tellement redouté de ses gens, que pas un des chevaliers présents n’est assez hardi pour relever la tête; les femmes fuient hors de l’église avec le menu peuple. Il ne reste que ceux qui ne peuvent sortir. Enfin ce fou furieux est retenu par ses amis, qui lui opposent une résistance mêlée de respect, et le supplient de se calmer. Laissant en bas tout le monde dans les pleurs, on l’entraîne dans son château sur la cime du roc.

» Cependant sa colère durant toujours, et ses amis ainsi que le peuple le suppliant de ne pas exterminer complètement les femmes sur ses domaines, il prend le parti de les chasser toutes. Le jour même, il fait publier un ban leur enjoignant de quitter le pays, et leur assignant ce village pour résidence. Malheur à celle qui s’approchera davantage du château!

» C’est ainsi que les maris furent séparés de leur femme, les fils de leur mère. Quelques-uns ayant été assez audacieux pour venir nous voir, je ne sais qui en a averti Marganor; mais la plupart d’entre eux ont été cruellement punis, et beaucoup ont péri dans les tourments. Depuis, il a établi dans son château la loi la plus détestable qu’on puisse entendre ou qu’on puisse lire.

» Cette loi exige que toute femme qui passe, par hasard ou autrement, par la vallée, soit battue de verges et chassée du pays. Mais auparavant, on la dépouille de ses vêtements, et elle est contrainte à montrer ce que la nature et l’honnêteté nous obligent à cacher. Si quelqu’une y vient, escortée par des chevaliers en armes, elle est mise à mort.

» Celles qui sont escortées par des chevaliers deviennent les victimes de cet impitoyable tyran. Traînées au tombeau de ses deux fils morts, elles y sont immolées de sa propre main. Quant à ceux qui les escortent, ils sont ignominieusement dépouillés de leurs armes et de leurs destriers et plongés en prison. Marganor peut faire tout cela d’autant plus impunément que, nuit et jour, il a plus de mille hommes qui guettent dans tous les alentours.

» Et pour vous dire plus encore, j’ajouterai que s’il en laisse échappe quelques-uns, il leur fait auparavant jurer, sur l’hostie consacrée, d’avoir le sexe féminin en haine toute leur vie. Si donc vous avez envie de perdre ces dames et vous avec, allez visiter ces murs où réside le félon, et vous verrez qu’il a autant de puissance que de cruauté.»

Ce récit, qui avait d’abord ému les guerrières de pitié, leur causa ensuite une telle indignation que, si au lieu de faire nuit il eût fait jour, elles auraient couru sur-le-champ au château. Mais la belle compagnie dut s’arrêter en cet endroit, et dès que l’Aurore eut fait signe à chaque étoile de céder la place au soleil, elles reprirent leurs armes, et se remirent en selle.

Comme Roger et ses compagnes s’apprêtaient à partir, ils entendirent derrière eux un bruit de pas de chevaux résonner sur la route. Ce bruit leur fit tourner la tête, et regarder au fond de la vallée. Ils aperçurent à portée de main une troupe d’une vingtaine d’hommes armés, les uns à cheval, les autres à pied, qui s’avançait par un étroit sentier.

Au milieu d’eux, sur un cheval, était attachée une femme dont le visage annonçait les nombreuses années, et qu’ils conduisaient, comme on fait d’un criminel condamné au feu, à l’échafaud ou au gibet. Malgré la distance, cette vieille fut sur-le-champ reconnue par les femmes du village pour la suivante de Drusille.

C’était la suivante qui avait été prise en même temps que Drusille par Tanacre, ainsi que je l’ai déjà dit, et qui avait été chargée de confectionner le breuvage empoisonné dont l’effet fut si cruel. Elle n’était pas entrée dans l’église avec les autres, car elle redoutait ce qui allait arriver. Pendant la cérémonie, elle était sortie de la ville, et s’était enfuie du côté où elle espérait trouver son salut.

Marganor ayant appris par ses espions qu’elle s’était réfugiée en Autriche, chercha longtemps à s’en emparer, afin de la brûler ou de la pendre. Il finit par tenter, au moyen de dons et de riches promesses, l’avarice d’un baron qui l’avait accueillie sur ses terres, et qui la lui livra.

Ce baron la lui avait envoyée jusqu’à Constance, étroitement liée sur une bête de somme, comme un ballot de marchandises; et, pour lui enlever la possibilité de se plaindre, il l’avait enfermée dans une caisse. Une fois au pouvoir des gens de Marganor, de cet homme à qui la pitié était chose inconnue, elle avait été conduite jusqu’en cet endroit, et elle était destinée à assouvir la rage de ce barbare impitoyable.

De même que le grand fleuve qui sort du Vésule [23], à mesure qu’il descend vers la mer et qu’il reçoit le Lambro, le Tessin, l’Adda et les autres rivières qui lui paient tribut, croît en force et en impétuosité, ainsi Roger, ainsi les deux guerrières sentent croître leur indignation et leur colère contre Marganor, en apprenant tous ses forfaits.

Les deux guerrières surtout étaient tellement enflammées de haine et de colère contre le cruel, par tout ce qu’elles avaient appris, qu’elles voulurent le punir, malgré le grand nombre de gens qu’il avait à sa solde. Mais elles estimèrent que lui donner une mort prompte serait une peine trop douce et peu en rapport avec ses crimes. Elles trouvèrent plus juste de prolonger son supplice en le faisant mourir dans de longs tourments.

Mais auparavant elles jugèrent bon de délivrer la femme que ces sbires conduisaient à la mort. Rendant les rênes à leurs destriers, et les pressant de l’éperon, elles leur firent en un instant franchir la courte distance qui les séparait de la troupe armée. Jamais gens ne furent assaillis avec plus d’impétuosité et de vigueur. Aussi s’empressèrent-ils de jeter leurs écus, d’abandonner leurs armes et la vieille, et de s’enfuir sans rien.