Avant de s’éloigner, les guerrières font jurer aux habitants de donner à leurs femmes le gouvernement de leur territoire. Elles menacent de châtier sévèrement ceux qui seraient assez audacieux pour enfreindre ce serment. En somme, elles établissent que dans ce pays les femmes jouiront de tous les droits que les hommes possèdent partout ailleurs.
Puis elles font promettre qu’on refusera l’hospitalité à tous ceux qui passeront par là, cavaliers ou piétons, et qu’on ne leur permettra de se reposer sous aucun toit, à moins qu’ils ne jurent par Dieu et les saints, ou par tout autre serment plus fort s’il en existe toutefois, d’être à tout jamais les amis des dames et les ennemis de leurs ennemis.
Quant aux habitants présentement mariés, ou qui tôt ou tard prendront femme, il leur est ordonné de se montrer toujours soumis et obéissants à la volonté de leurs épouses. Marphise les prévient qu’elle reviendra avant que l’année soit expirée et que les arbres aient perdu leurs feuilles. Si elle ne trouve pas cette loi appliquée dans toute sa rigueur, le bourg peut s’attendre à être incendié et détruit.
Avant de partir, Roger et ses compagnes firent retirer le corps de Drusille du lieu immonde où on l’avait jeté. Ils la firent ensevelir avec son mari dans le plus riche tombeau qu’ils purent leur élever. Pendant ce temps, la vieille continuait à faire ruisseler de sang le dos de Marganor. Son seul regret était de n’avoir pas assez de force, et d’être obligée de s’arrêter par moments pour se reposer.
Les vaillantes guerrières ayant aperçu près d’un temple une colonne sur laquelle l’impitoyable tyran avait fait graver sa loi cruelle et folle, en firent un trophée en y attachant l’écu, la cuirasse et le casque de Marganor. Puis elles y firent à leur tour graver la loi qu’elles venaient de donner à ce pays.
Marphise ne voulut point partir sans avoir fait graver sur la colonne la loi qu’elle avait imposée, à la place de celle qui y avait été d’abord inscrite comme témoignage de mort et d’ignominie pour toutes les femmes. Puis les deux troupes se séparèrent. Celle d’Islande resta pour refaire sa garde-robe, car elle aurait cru indigne d’elle de paraître à la cour, si elle n’eût pas été aussi richement vêtue qu’auparavant.
Ullania resta donc au château, gardant Marganor en son pouvoir. Comme elle ne voulait pas lui rendre la liberté, de peur qu’il ne recommençât à nuire aux femmes, elle le fit un jour précipiter du haut d’une tour. Il ne fit jamais un plus grand saut dans toute sa vie. Mais ne parlons plus d’Ullania ni des siens, et suivons la troupe qui s’avance vers Arles.
Pendant tout ce jour et le lendemain jusqu’à la troisième heure, Roger et les guerrières poursuivirent leur route. Arrivés à un endroit où le chemin se partageait en deux – l’un allait vers le camp, l’autre vers les murs d’Arles – les amants s’embrassèrent à plusieurs reprises, car il est toujours cruel et dur de se séparer. Enfin les dames arrivèrent au camp, et Roger pénétra dans Arles. Quant à moi, je termine là mon chant.
Chant XXXVIII
ARGUMENT. – Roger, fidèle à l’honneur qui l’appelle auprès d’Agramant, s’en va à Arles. Bradamante et Marphise se présentent à la cour de Charles. Marphise reçoit le baptême. – Astolphe, à la tête d’une armée de Nubiens, saccage l’Afrique et menace Biserte. Agramant, instruit de ces événements, obtient de Charles de décider de la guerre entre eux par le combat singulier de deux champions élus dans chaque camp.
Dames courtoises, qui écoutez mes vers avec bienveillance, je vois à votre physionomie que cette nouvelle et brusque séparation de Roger et de sa fidèle amante vous cause un grand ennui, et que votre déplaisir n’est pas moindre que celui qu’éprouva Bradamante. Vous en concluez que la flamme amoureuse de Roger n’était pas très ardente.
Si, pour tout autre motif, il s’était éloigné de sa maîtresse malgré elle, et quand bien même il eût espéré acquérir plus de trésors que n’en possédèrent ensemble Crésus et Crassus, je croirais comme vous que le trait qui l’avait blessé n’avait point pénétré jusqu’au cœur; car l’or ni l’argent ne peuvent remplacer une joie si pure, un si grand contentement.
Pourtant, le souci de son honneur peut non seulement l’excuser, mais le rend digne d’éloges. S’il eût agi autrement, je dis qu’il aurait mérité le blâme et l’ignominie. Et si sa dame se fût obstinée à le faire rester auprès d’elle, elle aurait montré clairement par là, ou qu’elle l’aimait peu, ou qu’elle avait peu d’intelligence.
Car si l’amante doit estimer la vie de son amant plus ou autant que sa propre vie – je parle d’une amante profondément atteinte par le coup qu’Amour lui a porté – elle doit mettre l’honneur de son amant autant au-dessus du plaisir qu’elle peut recevoir de lui, que l’honneur l’emporte sur la vie et sur tous les autres plaisirs.
Roger fit son devoir en suivant son seigneur; il n’aurait pu sans ignominie s’en affranchir, car il n’avait aucun motif pour l’abandonner. Si Almonte avait fait périr son père, une telle faute ne devait pas rejaillir sur Agramant qui avait, par ses bienfaits innombrables envers Roger, racheté le crime de ses pères.
Roger fit son devoir en retournant vers son prince. Bradamante fit aussi le sien en ne cherchant pas à le retenir, ainsi qu’elle l’aurait pu, par ses prières instantes. Roger satisfera plus tard au désir de sa dame, s’il ne peut le faire en ce moment. Mais quiconque manque un seul instant à l’honneur, ne pourrait en cent et cent années racheter sa faute.
Roger retourna à Arles où Agramant avait rallié les troupes qui lui restaient. Bradamante et Marphise, qui s’étaient liées d’une grande amitié, allèrent ensemble trouver le roi Charles. Celui-ci avait rassemblé toutes ses forces, dans l’espoir de débarrasser la France d’une si longue guerre, soit par une bataille, soit en assiégeant les Sarrasins dans Arles.
Lorsqu’on connut au camp l’arrivée de Bradamante, ce fut une joie et une fête. Chacun la saluait respectueusement, et elle rendait aux uns et aux autres leur salut d’un signe de tête. Renaud, dès qu’il eut appris sa venue, accourut à sa rencontre. Richard, Richardet et tous ses autres parents vinrent aussi et la reçurent avec allégresse.
Puis, quand on apprit que sa compagne était Marphise, si fameuse par les lauriers qu’elle avait cueillis des frontières du Cathay aux confins de l’Espagne, chacun, pauvre ou riche, sortit de sa tente. La foule, désireuse de la voir, venait de tous côtés, se heurtait, se poussait, s’écrasait, pour admirer un si beau couple.
Elles se présentèrent modestement devant Charles. Ce fut le premier jour, écrit Turpin, qu’on vit Marphise ployer les genoux. Le fils de Pépin lui parut seul digne d’un tel hommage, parmi tous les empereurs et tous les rois illustres par leur courage ou leurs richesses que comptait l’armée sarrasine ou l’armée chrétienne.
Charles l’accueillit avec bienveillance, et vint à sa rencontre en dehors de sa tente. Il voulut qu’elle s’assît à ses côtés, au-dessus de tous, rois, princes et barons. Ayant congédié la plus grande partie des assistants, il ne garda près de lui qu’un petit nombre de courtisans, c’est-à-dire les paladins et les princes. La vile plèbe se répandit au-dehors.