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Astolphe, en sa qualité de paladin, comprendrait qu’il était de son devoir de délivrer un paladin. En effet, aussitôt que le gentil duc apprit la nouvelle, il s’empressa d’acquiescer à la proposition du roi Branzardo; Dudon, une fois délivré, combla le duc de remerciements, et se mit à sa disposition pour toutes les choses concernant la guerre, soit sur mer, soit sur terre.

Astolphe avait une armée immense, capable de conquérir sept royaumes comme celui d’Afrique. Se rappelant que le saint vieillard lui avait ordonné d’arracher la Provence et le rivage d’Aigues-Mortes des mains des Sarrasins qui s’en étaient emparés, il choisit, parmi ceux de ses soldats qui lui parurent le moins inaptes à la navigation, une nouvelle troupe aussi nombreuse que possible.

Puis, tenant ses deux mains pleines de feuilles de toute sorte, arrachées aux lauriers, aux cèdres, aux oliviers, aux palmiers, il vint au bord de la mer et les jeta dans les flots. Ô bienheureux ceux que le ciel chérit, grâce que Dieu accorde rarement aux mortels! ô l’étonnant miracle qui se produisit avec ces feuilles, dès qu’elles eurent touché l’eau!

Elles grandirent hors de toute prévision; elles se recourbèrent, s’allongèrent, s’alourdirent; les veines qui les sillonnaient d’abord se changèrent en madriers et en grosses traverses. La pointe garda sa forme aiguë. En un mot, elles devinrent toutes des navires de formes diverses, de diverses qualités, selon qu’elles avaient été cueillies sur des arbres différents.

Ce fut vraiment un miracle de voir toutes ces feuilles éparses se changer en fustes, en galères, en navires de haut bord. Ce fut un miracle aussi que de les voir toutes pourvues de voiles, de cordages et de rames, selon la nature de chaque vaisseau. Quant aux marins, le duc n’en manqua pas; les Sardes et les Corses, dont le pays était voisin, lui fournirent des nochers, des patrons et des pilotes.

Les gens de toute sorte qui montèrent la flotte furent au nombre de vingt-six mille. Dudon leur fut donné pour capitaine. C’était un chevalier sage, aussi expérimenté sur terre que sur mer. La flotte était encore mouillée le long du rivage mauresque, lorsqu’arriva un navire chargé de prisonniers de guerre.

Il portait ceux que l’audacieux Rodomont avait pris sur le pont dangereux où l’espace était si étroit pour jouter, ainsi que je vous l’ai déjà dit plusieurs fois. Parmi ces prisonniers se trouvait le cousin du comte, le fidèle Brandimart, Sansonnet et d’autres chevaliers d’Allemagne, d’Italie et de Gascogne, dont je n’ai point à parler.

Le pilote, qui n’avait point aperçu la flotte ennemie, entra dans la rade avec sa galère, laissant à plusieurs milles derrière lui le port d’Alger où il voulait primitivement aborder, et dont un vent violent avait détourné son navire. Il croyait arriver au milieu des siens et dans un lieu sûr, de même que Progné rentrant à son nid babillard.

Mais, en apercevant l’aigle impériale, les lys d’or et les léopards, il pâlit comme celui qui a mis par mégarde le pied sur un serpent venimeux endormi sous l’herbe, et qui, saisi d’épouvanté, se retire et fuit l’horrible bête gonflée de poison et de rage.

Il était trop tard pour fuir avec ses prisonniers. C’est ainsi que Brandimart, Olivier, Sansonnet, et beaucoup d’autres, furent délivrés par le duc et par le fils d’Ogier qui les abordèrent d’un visage joyeux et ami. En revanche, celui qui les conduisait fut condamné à ramer sur la galère.

Comme je viens de vous le dire, les chevaliers chrétiens furent bien accueillis par le fils d’Othon, qui leur fit dresser une riche table sous une tente, et leur fit donner toutes les armes qui leur étaient nécessaires. Par amitié pour eux, Dudon différa son départ. Il pensait qu’un entretien avec de tels chevaliers valait mieux pour lui que d’arriver un jour ou deux plus tôt.

Il apprit par eux en quel état se trouvaient la France et Charles, et à quel endroit il devait plus sûrement et plus avantageusement aborder. Pendant qu’il écoutait les nouvelles qu’ils lui donnaient, on entendit s’élever une rumeur qui allait en grandissant, suivie du cri: Aux armes! poussé avec une telle force, qu’ils ne surent tout d’abord que penser.

Le duc Astolphe et la brillante compagnie avec laquelle il tenait conversation, furent en un moment armés et en selle. Ils se dirigèrent en toute hâte là où s’élevaient les cris les plus perçants, s’informant sur leur chemin de la cause d’une telle rumeur. Ils arrivèrent enfin à un endroit où ils virent un homme tout nu et à l’air si féroce, qu’il tenait à lui seul tout le camp en échec.

Il avait en main un bâton, dont il s’escrimait avec tant de force et d’adresse, que chaque fois qu’il frappait, un homme tombait en pire état que s’il eût été malade. Il en avait déjà assommé plus de cent, et l’on tirait de loin sur lui à coups de flèche, car personne n’osait plus l’attaquer de près.

Dudon, Astolphe, Brandimart et Olivier, accourus en toute hâte, s’arrêtèrent, émerveillés de la force prodigieuse et de la vaillance déployées par ce furieux. Soudain, ils virent venir au galop, sur un palefroi, une damoiselle vêtue de noir, qui courut à Brandimart, et, l’ayant salué, lui jeta en même temps les bras autour du cou.

C’était Fleur-de-Lys, dont le cœur brûlait d’un si grand amour pour Brandimart, qu’elle avait failli devenir folle de douleur, quand il avait été fait prisonnier à l’attaque du pont. Ayant appris par le païen qui l’avait capturé, qu’il avait été envoyé dans la ville d’Alger avec beaucoup d’autres chevaliers, elle avait traversé la mer.

Comme elle cherchait les moyens de passer en Afrique, elle avait trouvé à Marseille un navire venant du Levant, et qui portait un vieux chevalier au service du roi Monodant. Ce vieux serviteur avait parcouru un grand nombre de provinces, errant sur mer et sur terre, à la recherche de Brandimart. Il avait appris en chemin qu’il le trouverait en France.

Ayant reconnu Bardin, le même qui jadis avait enlevé à son père le jeune Brandimart et l’avait élevé à la Roche des Bois, Fleur-de-Lys apprit de lui les motifs de son voyage, et lui racontant à son tour comment Brandimart était passé en Afrique, elle l’avait décidé à s’embarquer avec elle.

Dès qu’ils furent à terre, ils apprirent qu’Astolphe assiégeait Biserte. On leur dit, mais non d’une manière certaine, que Brandimart était auprès de lui. À cette nouvelle, Fleur-de-Lys s’était empressée d’accourir, comme on vient de le voir, et son allégresse indiquait combien avait été grande son angoisse passée.

Le gentil chevalier, non moins joyeux de revoir sa fidèle et chère épouse qu’il aimait plus que toute autre chose au monde, la serra dans ses bras, et lui fit le plus doux accueil. Il ne pouvait se rassasier de la couvrir de baisers. Enfin, levant les yeux, il aperçut Bardin qui était venu avec la dame.

Tendant les mains vers lui, il courut l’embrasser, et lui demanda en même temps pourquoi il était venu; mais le désordre qui régnait dans le camp ne lui permit pas d’entendre la réponse. Chacun fuyait devant le bâton que le fou, tout nu, faisait tournoyer pour s’ouvrir un passage. Fleur-de-Lys, l’ayant regardé au visage, cria à Brandimart: «C’est le comte!»

En même temps, Astolphe qui était aussi accouru, comprit, à certains signes que lui avaient révélés les divins vieillards dans le paradis terrestre, que c’était en effet Roland. Sans ces deux circonstances, il eût été impossible de reconnaître le noble prince qu’une longue folie avait rendu plus semblable à une bête brute qu’à un homme.