Astolphe, le cœur ému de pitié, se retourne en pleurant, et dit à Dudon qui était près de lui, ainsi qu’à Olivier: «C’est Roland!» Ceux-ci fixant attentivement les regards sur le fou, finissent par le reconnaître, et se sentent remplis d’étonnement et de pitié en le retrouvant dans un tel état.
La plupart de ces seigneurs pleuraient, tellement leur douleur était forte: «Ce n’est pas le moment de pleurer sur lui, – leur dit Astolphe, – mais bien de trouver le moyen de le rappeler à la raison.» Et aussitôt il descend de cheval. Brandimart, Sansonnet, Olivier et Dudon en font autant, et tous s’avancent en même temps vers le neveu de Charles, dans l’intention de le saisir.
Roland, se voyant entouré, brandit son bâton en fou, en désespéré. Il en assène un coup terrible à Dudon qui, la tête protégée par son écu, cherche à s’approcher de lui. Si Olivier n’avait pas amorti le coup avec son épée, le bâton aurait brisé l’écu, le casque, la tête et le buste.
L’écu seul est brisé, et le coup s’abat sur le casque comme une tempête; Dudon tombe à terre. Au même moment, Sansonnet, du tranchant de son épée, porte un tel coup, que le bâton est coupé net à plus de deux brasses. Brandimart saisit le comte par derrière et le serre aussi fortement qu’il peut dans ses deux bras, tandis qu’Astolphe le saisit par les jambes.
Roland se débat, et envoie rouler l’Anglais à dix pas; mais il ne peut faire lâcher prise à Brandimart qui l’étreint avec une force nouvelle. Olivier s’étant un peu trop approché, il lui applique un coup de poing si rude et si violent, qu’il le renverse pâle et sans vie, et rendant le sang par le nez et par les yeux.
Et si ce n’eût été le casque excellent qu’avait Olivier, ce coup de poing l’aurait tué. Quoi qu’il en soit, il tombe comme s’il allait rendre son âme à Dieu. Dudon et Astolphe se sont relevés; le premier a la figure tout enflée. Tous deux se joignent à Sansonnet dont le beau coup d’épée vient de briser en deux le bâton, et tous se jettent ensemble sur Roland.
Dudon l’étreint vigoureusement par derrière, tout en cherchant à le renverser avec le pied. Astolphe et les autres l’ont pris par les bras. À eux tous, ils ne peuvent encore le contenir. Celui qui a vu le taureau auquel on donne la chasse courir en mugissant, emportant avec lui, sans pouvoir s’en débarrasser, les chiens féroces pendus à ses oreilles,
Pourra se faire une idée de Roland entraînant avec lui tous ces guerriers. Cependant, Olivier se relève de l’endroit où le formidable coup de poing l’avait étendu. Il voit combien il sera difficile de mettre le projet d’Astolphe à exécution. Soudain, il imagine un moyen pour faire tomber Roland, et ce moyen lui réussit en effet.
Il se fait apporter plusieurs cordes auxquelles il fait faire des nœuds coulants que l’on passe aux jambes et aux bras du comte, puis il donne le bout des cordes à tenir à plusieurs des assistants. Grâce à ce moyen, employé par le maréchal-ferrant pour renverser les chevaux et les bœufs, Roland est enfin couché à terre.
Dès qu’il est renversé, tous se jettent sur lui, et lui lient fortement les pieds et les mains. Roland se débat avec fureur, mais tous ses efforts sont vains. Astolphe ordonne qu’on l’emporte, afin de procéder à sa guérison. Dudon, le plus vigoureux de tous, le charge sur ses épaules, et le porte sur l’extrême bord de la mer.
Astolphe le fait laver sept fois et le fait plonger sept fois dans l’eau, jusqu’à ce que sa figure et tout son corps soient débarrassés de la saleté qui les recouvre. Puis, au moyen de certaines herbes cueillies à cet effet, il lui fait fermer hermétiquement la bouche, ne voulant le laisser respirer que par le nez.
Astolphe avait fait apporter la fiole dans laquelle était renfermé le bon sens de Roland. Il la lui met sous le nez, de façon qu’en respirant, il la vide entièrement. Ô merveille! la raison revient à Roland comme avant sa folie; son intelligence renaît dans ses paroles, plus lucide et plus nette que jamais.
Comme celui qui, après avoir été plongé dans un sommeil lourd et pénible, où il a vu en songe des monstres aux formes horribles qui n’existent pas et qui ne sauraient exister, une fois maître de ses sens et réveillé, s’étonne encore de son rêve étrange et confus, ainsi Roland, guéri de sa folie, reste étonné et stupéfait.
Pensif, il regarde Brandimart, le frère de la belle Aude, et celui qui lui a remis son bon sens dans la tête, et ne s’explique pas comment et depuis quand il est là. Il tourne les yeux de côté et d’autre, et ne peut comprendre où il est. Il s’étonne de se voir nu et garrotté des pieds à la tête.
Puis, comme autrefois Silène à ceux qui l’avaient surpris dans une grotte obscure, il dit: Déliez-moi, d’un air si calme, avec un regard si tranquille, qu’on s’empresse de le délier et de lui passer des vêtements qu’on a eu soin de préparer. Tous s’efforcent d’apaiser la douleur qui s’empare de lui au souvenir de son erreur passée.
À peine Roland est-il revenu dans son premier état, plus sage et plus sain d’esprit que jamais, qu’il se sent guéri de son amour. Celle qui lui semblait naguère si belle et si charmante, celle qu’il avait tant aimée, ne lui paraît plus qu’une méprisable et vile créature. Tous ses vœux, tous ses désirs ne tendent plus qu’à regagner ce que l’amour lui a fait perdre.
Cependant Bardin apprit à Brandimart que son père Monodant était mort, et qu’il venait lui offrir le trône, de la part de son frère Gigliant et des populations qui habitent l’archipel et les rivages du Levant. Il n’était pas au monde de royaume plus riche, plus peuplé, plus agréable.
Il lui dit, entre autres raisons, que la patrie était une douce chose, et qu’une fois qu’il en aurait goûté, il prendrait à tout jamais en haine la vie errante. Brandimart lui répondit qu’il voulait servir Charles et Roland pendant toute cette guerre, et que s’il pouvait en voir la fin, il songerait ensuite bien mieux à ses propres affaires.
Le jour suivant, le fils d’Ogier le Danois mit à la voile pour la Provence. Après son départ, Roland se renferma avec le duc, et apprit de lui où en étaient les hostilités. Puis il fit bloquer complètement Biserte, tout en laissant l’honneur de la victoire au duc anglais. Mais celui-ci ne faisait rien qu’après avoir pris les instructions du comte.
De quelle façon s’entendirent-ils pour donner l’assaut à Biserte, de quel côté et à quel moment la ville fut-elle assaillie; comment fut-elle prise à la première attaque, et quelle fut la part de Roland dans ce glorieux fait d’armes; si je ne vous le dis pas tout de suite, ne vous en tourmentez pas, car je ne tarderai pas à y revenir. Qu’il vous plaise pour le moment de savoir comment les Français donnèrent la chasse aux Maures.
Le roi Agramant se vit abandonné quasi de tous ses soldats en ce péril extrême. Marsile, ainsi que le roi Sobrin, était rentré dans la ville, avec un grand nombre de troupes païennes, mais ne se croyant pas en sûreté derrière les murailles, ils s’étaient réfugiés sur la flotte, et leur exemple avait été suivi par une foule de chefs et de chevaliers maures.
Cependant Agramant soutint le combat jusqu’à ce que, la résistance n’étant plus possible, il fût obligé de battre en retraite, et de rentrer dans la ville par la porte la moins éloignée. Rabican le poursuivait de près, excité par Bradamante, qui brûlait de se venger, par sa mort, de ce qu’il lui avait tant de fois enlevé son Roger.