Du côté où la ville s’enfonce dans les terres, Olivier, Roland, Brandimart, et celui qui a naguère montré tant d’audace en s’élevant dans les airs, livrent une âpre et rude bataille. Chacun d’eux s’avance à la tête d’une partie de l’armée qu’ils ont divisée en quatre. L’un s’attaque aux remparts, l’autre aux portes, les autres ailleurs; tous donnent des preuves éclatantes de courage.
On peut ainsi bien mieux juger de la valeur de chacun, que s’ils étaient confondus dans les rangs, car mille regards sont fixés sur eux, et peuvent voir quel est celui qui remporte le premier prix ou qui se signale entre tous. Les tours en bois sont amenées sur des chariots; les éléphants portent d’autres tours semblables qui dominent ainsi les créneaux des remparts.
Brandimart accourt; il applique une échelle au mur, y monte et excite les autres à l’imiter. Une foule intrépide le suit, rassurée par celui qu’elle voit à sa tête. Personne ne regarde et n’a souci de savoir si l’échelle pourra supporter un poids si considérable. Brandimart ne voit que l’ennemi. Tout en combattant, il monte et finit par saisir un créneau.
Il s’y cramponne des pieds et des mains, saute sur les remparts et fait tournoyer son épée. Il heurte, il renverse, il fend, il perfore, il écrase tout ce qu’il rencontre, et fait mille prouesses. Soudain, l’échelle se brise sous le poids trop lourd qu’elle porte, et tous les assaillants, sauf Brandimart, retombent pêle-mêle dans les fossés.
L’audace du chevalier n’en est pas diminuée; il ne songe nullement à reculer, bien qu’il ne se voie plus suivi par aucun des siens, et qu’il soit en butte à tous les efforts des assiégés. Plusieurs de ses soldats lui crient – mais il ne veut pas les écouter – de revenir sur ses pas. Il s’élance d’un bond dans la ville, du haut des remparts, de plus de trente brasses d’élévation.
Comme s’il fût tombé sur de la plume ou de la paille, il touche terra sans se faire aucun mal. Il frappe, il taille, il transperce tout ce qui est devant lui. Il se rue à droite et à gauche, et met ses adversaires en fuite. Ceux du dehors, qui l’ont vu sauter à l’intérieur des remparts, tremblent qu’il ne soit pas secouru à temps.
Une longue rumeur éclate dans tout le camp; elle court de bouche en bouche; elle s’élève comme un immense murmure. La nouvelle se répand de toutes parts; chacun la raconte à sa façon en exagérant le danger. Sans arrêter un instant ses ailes rapides, elle arrive aux oreilles de Roland, du fils d’Othon et d’Olivier, occupés à livrer l’assaut sur plusieurs points différents.
Ces guerriers, et surtout Roland, qui aiment Brandimart, le tiennent en grande estime. Comprenant que, s’ils tardent à le secourir, ils auront à regretter la perte d’un si illustre compagnon d’armes, ils saisissent les échelles et escaladent de tous côtés les remparts, avec un visage si fier, si altier, avec un air si résolu, si vaillant, que leurs regards font trembler les ennemis.
Lorsque, sur la mer qui frémit sous la tempête, les ondes assaillent le téméraire navire, et, dans leur rage dédaigneuse, cherchent à l’envahir tantôt par la proue, tantôt par ses parties basses, le pâle nocher soupire, gémit, et, perdant la tête, ne sait plus ce qu’il doit faire pour éviter le danger. Une vague plus forte arrive enfin, pénètre dans le navire, et toutes les autres se précipitent derrière elle.
De même, une fois que les trois chevaliers se sont établis sur les remparts, le passage ouvert par eux est assez large pour que les assaillants, qui montent par mille échelles, puissent les suivre à couvert. Pendant ce temps, des brèches ont été pratiquées en plusieurs endroits, et l’on peut, de divers côtés, porter secours à l’audacieux Brandimart.
On sait avec quelle fureur l’orgueilleux roi des fleuves s’ouvre un âpre sentier dans les champs d’Ocnus [26], alors qu’il a rompu ses digues. Il entraîne les sillons fertiles et les récoltes; il emporte des troupeaux entiers avec le berger et ses chiens, et les poissons se jouent entre les branches des ormes, là où les oiseaux seuls voltigent d’habitude.
C’est avec une fureur pareille, que la foule impétueuse des assiégeants se précipite le fer au poing, l’œil ardent, par toutes les brèches des remparts, pour livrer à la destruction la population si mal défendue. Les meurtres, les rapines, les violences envers les personnes et les propriétés portent en un instant la ruine dans la riche et triomphante cité, naguère la reine de toute l’Afrique.
Les rues sont encombrées de morts; le sang des innombrables blessés forme un marais plus profond et plus sinistre que celui qui entoure la cité de Dite. L’incendie, se propageant d’édifice en édifice, dévore les palais, les portiques et les mosquées. Les maisons vides et pillées retentissent de pleurs, de hurlements et de plaintes.
On voit les vainqueurs en sortir, chargés de butin; les uns emportent de beaux vases et de riches vêtements, les autres ont dérobé l’argenterie consacrée aux Dieux. Ceux-ci entraînent les enfants, ceux-là les mères éplorées. Mille turpitudes, mille injustices sont commises, sans que Roland et le duc d’Angleterre qui en apprennent la plus grande partie, puissent les empêcher.
Bucifar d’Algazera succombe sous les coups du vaillant Olivier. Le roi Branzardo, ayant perdu tout espoir, se tue de sa propre main. Folvo, après avoir reçu trois blessures dont il devait mourir peu après, est fait prisonnier par le duc du Léopard. C’était à eux trois qu’Agramant, à son départ, avait confié la garde de ses États.
Cependant Agramant, qui a réussi à échapper au désastre de sa flotte et s’est enfui avec Sobrin, aperçoit de loin une immense flamme s’élever sur le rivage; il pleure et s’apitoie sur le sort de Biserte. Mais quand il reçoit la nouvelle certaine de la destruction de sa ville, sa première pensée est de se donner la mort. Il l’aurait fait si le roi Sobrin ne l’avait retenu.
Sobrin lui disait: «Seigneur, quelle victoire serait plus agréable à tes ennemis que la nouvelle de ta mort, grâce à laquelle ils espéreraient jouir désormais tranquillement de leurs conquêtes en Afrique? En vivant, tu leur enlèves cette joie, et tu les laisses dans une crainte continuelle. Ils savent bien qu’ils ne peuvent rester longtemps maîtres de l’Afrique, si ce n’est par ta mort.
» En mourant, tu prives tes sujets du seul bien qui leur reste, l’espérance! Si tu vis, j’ai la conviction que tu les délivreras, et qu’après tant de désastres, les jours de fête reviendront. Si tu meurs, ils resteront captifs, et l’Afrique sera pour toujours malheureuse et tributaire. Donc, seigneur, si ce n’est pour toi, vis au moins pour ne pas augmenter le malheur des tiens.
» Tu peux être certain d’avoir des soldats et des subsides de ton voisin le Soudan d’Égypte, qui ne saurait voir avec plaisir le fils de Pépin devenir si puissant en Afrique. Ton parent Norandin accourra, à la tête de forces imposantes, pour te remettre en possession de ton royaume. Les Arméniens, les Turcs, les Perses, les Arabes et les Mèdes viendront tous à ton secours, si tu le leur demandes.»
C’est par de semblables paroles que le prudent vieillard s’efforce de faire renaître chez son prince l’espoir de reconquérir bientôt l’Afrique, bien qu’au fond de son propre cœur il craigne peut-être le contraire. Il sait combien est mal accueilli, combien de larmes vaines est la plupart du temps forcé de répandre quiconque se laisse enlever son royaume, et va implorer ensuite le secours des Barbares.