Annibal, Jugurtha, et d’autres encore, en ont fourni d’irréfutables preuves dans l’antiquité, et de notre temps, Ludovic le More, remis aux mains d’un autre Ludovic [27]. C’est sur cet exemple que votre frère Alphonse s’est appuyé, mon seigneur, en affirmant sans cesse que c’est être fou que d’avoir plus de confiance dans les autres qu’en soi-même.
Aussi, dans la guerre où il fut entraîné par le dépit du souverain pontife irrité, bien qu’il ne pût compter beaucoup sur la résistance de ses faibles sujets, bien que celui qui était venu à son secours eût été vaincu par l’armée italienne, et que son royaume fût au pouvoir de l’ennemi, on ne put, ni par menaces ni par promesses, lui faire signer l’abandon de ses États.
Le roi Agramant, tournant sa proue vers l’Orient, avait repris le large, lorsqu’il fut assailli par une tempête impétueuse qui s’éleva de terre. Le nocher, assis au gouvernail, dit en levant les yeux au cieclass="underline" «Je vois s’approcher un ouragan si terrible, que le navire ne pourra y résister.
» Si vous voulez bien, seigneurs, suivre mon conseil, il y a près d’ici, à main gauche, une île sur laquelle je crois prudent d’aborder, jusqu’à ce que la fureur de la mer soit calmée.» Agramant y consentit, et l’on put éviter tout péril en descendant sur cette île placée, pour le salut des marins, entre l’Afrique et la haute fournaise de Vulcain.
L’île est inhabitée. Elle est couverte d’humbles myrtes et de genévriers qui servent de retraite sûre et agréable aux cerfs, aux daims, aux chevreuils et aux lièvres. Elle est peu connue, hormis des pêcheurs qui viennent souvent suspendre leurs filets humides aux buissons rabougris, pour les faire sécher, pendant que les poissons dorment tranquilles au fond de la mer.
Là se trouvait déjà un autre navire, chassé aussi par la tempête. Il venait d’Arles, et portait le grand guerrier qui régnait sur la Séricane. Les deux rois se firent un accueil digne d’eux; après avoir échangé leurs révérences, ils s’embrassèrent tendrement, car ils étaient amis, et ils avaient été naguère compagnons d’armes sous les murs de Paris.
Gradasse apprit avec un vif déplaisir les malheurs du roi Agramant. Puis, en roi courtois, il lui offrit l’aide de sa propre personne. Mais il le dissuada d’aller en Égypte, demander aide à cette nation perfide: «L’exemple de Pompée – lui dit-il – devrait avertir tous les princes fugitifs du danger qu’ils y courent.
» Tu m’as dit que c’est avec l’aide des Éthiopiens, sujets de Sénapes, qu’Astolphe a envahi l’Afrique, et qu’il a brûlé sa capitale; tu m’as dit qu’il a avec lui Roland, qui a depuis peu recouvré sa raison. Le meilleur moyen de remédier à tout cela et de te tirer d’ennui me paraît être le suivant:
» Par amitié pour toi, j’entreprendrai de lutter en combat singulier avec le comte. Fût-il de fer et de bronze, je sais qu’il ne pourra me résister. Lui mort, l’Église chrétienne sera comme l’agneau devant le loup affamé. Nous verrons ensuite, et ce me sera chose facile, à chasser promptement les Nubiens d’Afrique.
» Je m’arrangerai de façon que les autres Nubiens, séparés de ceux-ci par le Nil et qui obéissent à d’autres lois, les Arabes, les Macrobes, nation populeuse et riche, les Perses et les Chaldéens, qui possèdent d’immenses troupeaux, ainsi que beaucoup d’autres peuples qui reconnaissent ma suzeraineté, fassent une telle guerre aux Nubiens sur leurs propres terres, que ces derniers ne resteront pas sur ton territoire.»
Le roi Agramant se montra fort sensible à la seconde proposition du roi Gradasse, et rendit grâce à la Fortune qui l’avait poussé dans cette île déserte. Mais il ne voulut en aucune façon consentir à ce que Gradasse combattît pour lui, quand bien même il serait sûr de reconquérir Biserte par ce moyen. Il lui semblait que ce serait trop se déshonorer.
«S’il faut défier Roland – répondit-il – c’est à moi qu’il appartient de combattre; et je le ferai sans retard. Puis, que Dieu dispose de moi, comme il lui plaira.» «Faisons mieux – dit Gradasse – il me vient une autre idée: battons-nous tous deux contre Roland, auquel se joindra un autre chevalier.»
«Que je sois le premier ou le second, pourvu que je ne reste pas en dehors du combat – dit Agramant – je ne récriminerai pas. Je sais bien que je ne saurais trouver, dans le monde entier, un compagnon d’armes meilleur que toi.» «Et moi – dit Sobrin – où resterai-je? Si vous me dites que je suis trop vieux, je vous réponds que je n’en suis que plus expérimenté, et qu’à l’heure du péril il est bon que le conseil soit à côté de la force.»
Sobrin était d’une vieillesse valide et robuste, et capable de faire encore de fameuses prouesses. Il ajouta qu’il se sentait aussi vigoureux qu’il l’avait été jadis dans sa verte jeunesse. Sa demande parut juste, et sur-le-champ ils expédièrent un envoyé sur les rivages africains, chargé de défier de leur part le comte Roland,
Et de lui dire d’avoir à se trouver, avec un nombre égal de chevaliers en armes, dans l’île de Lampéduse. C’est une petite île, presque ensevelie sous la mer qui l’entoure. Le messager, auquel la plus grande promptitude avait été recommandée, fit force de voiles et de rames, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Biserte. Là, il trouva Roland qui partageait entre les siens le butin et les prisonniers.
L’invitation de Gradasse, d’Agramant et de Sobrin, faite en public, fut si agréable au prince d’Anglante, qu’il combla de présents le messager. Il avait appris de ses compagnons que le roi Gradasse portait Durandal à son côté, et il avait formé le projet d’aller jusque dans l’Inde pour la reprendre.
Il ne pensait pas pouvoir rencontrer Gradasse ailleurs, car on lui avait dit qu’il avait quitté la France. Or, voici qu’on lui offre de le rencontrer dans un lieu bien plus rapproché, où il espère lui faire rendre ce qui lui appartient. Il accepte d’autant plus volontiers l’invitation, qu’il sait que le beau cor d’Almonte et Bride-d’Or sont entre les mains du fils de Trojan.
Il choisit pour seconds le fidèle Brandimart et son beau-frère. Il a éprouvé ce que l’un et l’autre valent, et il sait combien il est aimé de tous les deux. Il cherche, pour lui et ses compagnons, de bons destriers, de bonnes cuirasses, de bonnes cottes de mailles, des épées et des lances. Vous vous rappelez qu’aucun d’eux ne possédait ses armes habituelles.
Roland, comme je vous l’ai dit plusieurs fois, avait, dans sa fureur, jeté çà et là ses armes à travers champs. Les autres s’étaient vus enlever les leurs par Rodomont, devant la tour élevée qu’un fleuve enveloppe. Il ne devait pas en rester beaucoup en Afrique, car le roi Agramant avait enlevé toutes celles qui étaient en bon état, pour faire la guerre en France.
Roland fait rassembler tout ce qu’on peut trouver d’armes rouillées et dépolies. Pendant ce temps, il se promene sur le rivage, s’entretenant avec ses compagnons du futur combat. Un jour qu’ils étaient sortis du camp, et qu’ils en étaient éloignés de plus de trois milles, ils virent, en jetant les yeux sur la mer, un navire qui s’en venait, toutes voiles déployées, droit au rivage africain.
Sans pilote et sans matelots, uniquement poussé par le vent et le hasard, le navire avança, les voiles hautes, jusqu’à ce qu’il vînt s’échouer sur le sable. Mais avant de vous en dire plus long à ce sujet, l’intérêt que je porte à Roger me ramène à son histoire, et exige que je vous parle de lui et du chevalier de Clermont.