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» Quand bien même vous tueriez Roland et nous qui sommes venus ici pour mourir ou vaincre avec lui, je ne vois pas que vous puissiez pour cela en recouvrer les États que vous avez perdus. Vous devez bien penser que, dans le cas où les choses tourneraient mal pour nous, les hommes ne manquent pas à Charles pour garder jusqu’à la dernière tour de vos citadelles.»

Ainsi parlait Brandimart et il allait ajouter encore beaucoup de choses, quand il fut interrompu par le païen, qui lui répondit d’une voix irritée et d’un air hautain: «Certes, c’est de ta part témérité et folie pure que de donner des conseils, bons ou mauvais, alors qu’on ne te les a pas demandés.

» Que le conseil que tu me donnes provienne du bien que tu m’as voulu jadis et que tu me veux encore, je ne sais, à dire vrai, comment je pourrais le croire, en te voyant ici avec Roland. Je croirai bien plutôt que, te voyant en proie au dragon qui dévore les âmes, tu cherches à entraîner tout le monde avec toi dans l’enfer, au séjour de l’éternelle douleur.

» Que je sois vainqueur ou que je succombe, que je doive revoir le royaume de mes ancêtres, ou rester à jamais dans l’exil, Dieu l’a décidé dans son esprit, au fond duquel ni toi ni Roland ne pouvez lire. Advienne comme il voudra, jamais la crainte ne pourra m’abaisser à une action indigne d’un roi. Quand même je serais certain de mourir, je préférerais la mort plutôt que de déshonorer mon sang.

» Maintenant, tu peux t’en retourner. Si demain, tu n’es pas sur le champ de bataille meilleur champion que tu n’as été aujourd’hui orateur, Roland se trouvera mal accompagné.» Agramant exhala ces dernières paroles de sa poitrine embrasée de colère. Les deux guerriers se séparèrent et furent prendre du repos, jusqu’à ce que le jour fût sorti de la mer.

Aux premières blancheurs de l’aube nouvelle, les combattants se trouvèrent tous armés et à cheval. Peu de paroles furent échangées entre eux; écartant tout retard, évitant tout préliminaire, ils abaissèrent les fers de leurs lances. Mais je croirais, seigneur, commettre une trop grande faute si, pour vouloir vous parler de ces guerriers, je laissais assez longtemps Roger dans la mer pour qu’il s’y noyât.

Le jouvenceau s’avance, luttant des pieds et des bras contre les vagues horribles. Le vent et la tempête le menacent en vain; sa conscience seule l’inquiète. Il craint que le Christ ne se venge en ce moment du peu d’empressement qu’il a montré, alors qu’il le pouvait, à se faire baptiser dans les eaux saintes, en le condamnant à recevoir le baptême au milieu de l’onde amère et salée.

Les promesses qu’il a tant de fois faites à sa dame lui reviennent à la mémoire; il se rappelle le serment qu’il a fait quand il a dû combattre contre Renaud, et qu’il n’a pas tenu. Plein de repentir, il prie trois ou quatre fois Dieu de ne pas l’en punir ici, et dans la sincérité de son cœur et de sa foi, il fait vœu d’être chrétien, s’il pose le pied à terre.

Il promet de ne plus jamais prendre l’épée ni la lance contre les Fidèles, en faveur des Maures. Il retournera aussitôt en France, et ira rendre à Charles les hommages qui lui sont dus. Il ne laissera pas plus longtemps Bradamante en suspens, et donnera une fin honnête à ses amours. Ô miracle! à peine a-t-il prononcé ce vœu, qu’il sent croître ses forces, et qu’il nage d’un bras plus vigoureux.

Sa force croît et son courage renaît. Roger lutte contre les vagues; il repousse les ondes dont l’une suit l’autre, et qui l’assaillent tour à tour. Tour à tour soulevé ou submergé par elles, il atteint enfin le rivage, au prix de grands efforts; et il arrive, ruisselant et harassé, au pied d’une colline baignée par la mer.

Tous ses compagnons qui s’étaient confiés à la mer avaient péri dans les flots. Roger, protégé par la bonté divine, put aborder sur cette plage solitaire. Une fois à l’abri des vagues sur la colline inculte et dénudée, une nouvelle crainte naît en sa pensée. Exilé dans un espace si restreint, il tremble d’y mourir de misère.

Mais bientôt son cœur indomptable reprend le dessus, et résolu à supporter tout ce qu’il est écrit dans le ciel qu’il doit souffrir, il porte un pied intrépide à travers les durs rochers, marchant droit à la cime de la montagne. Il n’a pas fait cent pas, qu’il aperçoit un homme courbé par les années et l’abstinence, et dont l’aspect et les vêtements annoncent un ermite. Il lui paraît digne du plus grand respect.

Quand Roger fut prés de lui, l’ermite cria: «Saul, Saul, pourquoi persécutes-tu ma religion? – C’est ainsi qu’autrefois le seigneur parla à saint Paul en lui portant le coup salutaire. – Tu as cru passer la mer sans payer ton passage, et tu as voulu priver autrui de son gain. Tu vois que Dieu, dont la main est longue, t’a saisi, alors que tu pensais être le plus loin de lui.»

Le saint ermite avait eu la nuit précédente une vision envoyée par Dieu, et qui lui avait appris que Roger devait arriver sur l’écueil. Dieu lui avait en même temps révélé sa vie passée et future, sa mort misérable, et les fils et neveux qui devaient descendre de lui.

L’ermite poursuit; il commence par réprimander Roger; puis il le réconforte. Il le réprimande d’avoir si longtemps hésité à placer son cou sous le joug suave. Il lui fait comprendre que ce qu’il devait faire alors qu’il avait son libre arbitre, et que le Christ l’en priait et l’appelait à lui, n’avait plus le même prix, obtenu par la force et sous le coup du danger menaçant.

Puis il le réconforte en lui disant que le Christ ne refuse pas le ciel à qui lui en demande l’entrée, cette demande fût-elle tardive ou faite à temps. Il lui parle de ces ouvriers de l’Évangile qui reçurent tous une paye égale. L’instruisant avec un zèle plein de charité et de dévotion, il le conduit à pas lents vers sa cellule, creusée dans le dur rocher.

Au-dessus de cette cellule s’élève une petite chapelle tournée du côté de l’Orient, fort bien distribuée et très belle. Au-dessous, un bois de lauriers, de genévriers, de myrtes et de palmiers chargés de fruits, descend jusqu’à la mer. Ce bois est arrosé par un ruisseau toujours limpide, qui tombe en murmurant du sommet de la montagne.

Il y avait près de quarante ans que l’ermite s’était établi sur l’écueil. Le Sauveur lui avait indiqué ce lieu comme très favorable à une vie solitaire et sainte. Les fruits des divers arbres et l’eau pure avaient soutenu sa vie, et il était parvenu à sa quatre-vingtième année en se conservant valide et robuste, et sans avoir jamais été malade.

Rentré dans la cellule, le vieillard alluma le feu, et chargea sa table de fruits variés avec lesquels Roger restaura un peu ses forces, après avoir fait sécher ses vêtements et ses cheveux. Là il apprit plus commodément tous les grands mystères de notre Foi, et, le jour suivant, il fut baptisé avec l’eau pure du ruisseau, par le vieillard lui-même.

Roger se trouvait très satisfait de ce séjour, d’autant plus que le bon serviteur de Dieu lui avait annoncé son intention de le renvoyer au bout de quelques jours là où il avait le plus grand désir d’aller. En attendant, il l’entretenait souvent de beaucoup de choses, tantôt du royaume de Dieu, tantôt de ses propres aventures, tantôt enfin de ses futurs descendants.

Le Seigneur, qui entend et qui voit tout, avait révélé au saint ermite que Roger, à partir du jour où il embrasserait la Foi, devait vivre sept années encore, et non davantage, et qu’à cause de la mort que sa dame avait donnée à Pinabel, mort qu’on lui attribuait, et aussi à cause du meurtre de Bertolas, il serait assassiné par les Mayençais impitoyables et malfaisants;