Le palefroi, ayant le démon dans ses flancs, emporta Doralice épouvantée. Fleuves, fossés, bois, marais, ravins ou précipices, rien ne put l’arrêter, jusqu’à ce que, traversant le camp anglo-français, ainsi que l’armée innombrable des ennemis des étendards du Christ, il l’eût remise aux mains de son père, le roi de Grenade.
Rodomont et le fils d’Agrican la suivirent pendant quelque temps le premier jour, l’apercevant, mais de loin; puis ils ne tardèrent pas à la perdre de vue, et furent obligés de la suivre à la trace, comme le chien suit le lièvre ou le chevreuil. Ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent arrivés au camp, où ils apprirent qu’elle était auprès de son père.
Garde-toi, Charles. Voici que s’apprête à tomber sur toi une telle fureur, que je ne te vois pas en sûreté. Tu ne vas pas seulement avoir à faire à ces deux guerriers. Le roi Gradasse s’est levé, ainsi que Sacripant, pour la perte de ton armée. La Fortune, voulant t’éprouver jusqu’au bout, t’enlève en même temps les deux flambeaux de force et de sagesse qui étaient auprès de toi, et tu restes plongé dans les ténèbres.
Je parle de Roland et de Renaud. L’un, tout plein de fureur et de folie, erre nu, par la plaine et par la montagne, à ciel découvert, sous la pluie, le froid et le chaud. L’autre, à peine un peu plus sain d’esprit, t’a quitté au moment où tu avais le plus besoin de son aide. Ne trouvant point Angélique à Paris, il est parti; et il va, cherchant ses traces.
Un vieillard, enchanteur rusé, comme je vous l’ai dit tout d’abord, lui a fait croire, par une fantastique erreur, qu’Angélique s’en allait en compagnie de Roland. Le cœur mordu de la plus grande jalousie que jamais amant ait éprouvée, il vint à Paris. À peine arrivé à la cour, son mauvais destin le fit envoyer en Bretagne.
Après la bataille dont tout l’honneur lui revint, et où il avait réussi à enfermer Agramant dans son camp, il était retourné à Paris. Là, il avait fouillé tous les monastères de femmes, les maisons, les châteaux. Amant infatigable, il aurait trouvé sa maîtresse, si elle avait été dans ces murs. Voyant enfin que ni elle ni Roland ne s’y trouvaient, il partit avec la ferme volonté de les chercher tous les deux.
Il pensa d’abord que Roland jouissait d’elle, au sein des fêtes et des jeux, dans ses châteaux d’Anglante et de Blaye. Il y courut, mais il ne la trouva dans aucun de ces deux endroits. Il retourna alors à Paris, comptant saisir bientôt le paladin à son retour, car il ne pouvait prolonger son absence loin de l’armée sans encourir un blâme sévère.
Renaud séjourna un jour ou deux dans la cité. Puis, Roland ne revenant pas, il reprit ses recherches, tantôt vers Anglante, tantôt vers Blaye, toujours en quête d’apprendre des nouvelles d’Angélique; chevauchant de nuit et de jour, à la fraîcheur de l’aube ou à l’heure ardente de midi, il fit, sous la lumière du soleil et de la lune, non pas une fois, mais deux cents fois ce chemin.
Mais l’antique ennemi, celui qui poussa Ève à lever la main vers le fruit défendu, jeta un jour ses yeux livides du côté de Charles, et voyant que le brave Renaud était loin de lui, comprenant quel carnage on pouvait faire en ce moment de l’armée des chrétiens, il conduisit vers eux tout ce qu’il y avait de meilleur parmi les chevaliers sarrasins.
Il inspira au roi Gradasse et au brave roi Sacripant, qui étaient devenus compagnons d’armes au sortir du château enchanté d’Atlante, le désir de venir au secours des troupes assiégées d’Agramant, et d’anéantir l’armée de l’empereur Charles. Il les conduisit lui-même par des chemins inconnus qui abrégèrent leur voyage.
Il chargea un des siens de pousser Rodomont et Mandricard sur les traces de Doralice emportée par son camarade. Il en envoya également un autre pour presser Marphise et le vaillant Roger. Toutefois il recommanda à celui qui devait conduire ces deux derniers de retenir un peu la bride, afin qu’ils n’arrivassent pas en même temps que les autres.
Marphise et Roger furent conduits de façon à arriver une demi-heure en retard. L’ange noir, dans son désir d’écraser les chrétiens, prévit que la dispute pour la possession du destrier pourrait bien contrarier ses desseins. Et cette dispute se serait infailliblement renouvelée, si Roger et Rodomont étaient arrivés en même temps.
Les quatre premiers se rencontrèrent ensemble à un endroit d’où ils pouvaient voir les tentes de l’armée assiégée et celles des assiégeants dont le vent agitait les bannières. Ils tinrent un instant conseil, et conclurent qu’ils devaient, en dépit de l’obstacle que leur opposait Charles, secourir le roi Agramant, et le délivrer du cercle où il était enfermé.
Serrés les uns contre les autres, ils s’élancent au beau milieu des logements de l’armée chrétienne, criant: Afrique! Espagne! et faisant voir ainsi qu’ils sont païens. On entend par tout le camp retentir le cri: Aux armes, aux armes! Mais, aux premiers coups, un grand nombre de soldats s’enfuient en déroute avant même d’avoir été attaqués.
L’armée chrétienne, mise sens dessus dessous par ce tumulte, s’agite sans comprendre ce qui se passe. Elle croit d’abord que c’est une des alertes habituelles des Suisses ou des Gascons. Mais comme la plupart des soldats ignorent la vérité, chaque nation se forme en bataille, les unes au son du tambour, les autres au son de la trompette. La rumeur est grande et rebondit jusqu’au ciel.
Le magnanime empereur, entièrement armé, fors la tête, a près de lui ses paladins. Il accourt, et s’informe de ce qui a mis ainsi les escadrons en désordre. Il menace les fuyards et les arrête. Il voit qu’un grand nombre d’entre eux sont blessés au visage et à la poitrine; d’autres ont la tête et la gorge ruisselantes de sang; d’autres enfin s’en reviennent avec une main ou un bras coupés.
Il pousse plus avant; une multitude de guerriers gisent à terre, baignant dans un horrible lac vermeil, formé de leur propre sang. Ni médecin ni magicien ne sauraient les rendre à la vie. Charles voit, cruel spectacle, les têtes, les bras, les jambes, séparés des troncs. Partout, depuis les premières jusqu’aux dernières tentes, il ne rencontre que des morts.
La petite troupe, digne d’une éternelle renommée, avait laissé sur son passage cette longue trace sanglante, comme un témoignage à jamais mémorable pour l’univers. Charles s’avance, contemplant la cruelle boucherie; plein de stupeur, de colère et d’indignation, il va, pareil à celui dont la maison a été frappée par la foudre, et qui cherche de tous côtés parmi les décombres.
Ce premier secours n’était pas encore arrivé jusqu’aux remparts qui protégeaient le camp du roi africain, lorsque Marphise et l’impétueux Roger survinrent d’un autre côté. Le digne couple, après avoir jeté une fois ou deux les yeux autour de lui, comprit bien vite quel était le plus court chemin pour secourir son souverain assiégé, et s’élança soudain.
Lorsqu’on a mis le feu à la mine, la flamme, libre, ardente, court le long du sillon noir tracé par la poudre, si rapide que l’œil peut à peine la suivre, puis l’on entend le bruit de l’écroulement des durs rochers et des murs épais qui retombent brisés. Tel fut le fracas que produisirent Roger et Marphise en entrant dans la bataille.
De long et de large, ils commencèrent à fendre les têtes, à tailler les bras et les épaules dans ces foules trop lentes à s’enfuir et à leur débarrasser la voie. Quiconque a vu la tempête battre le versant d’une montagne ou d’une vallée, tandis qu’elle épargne l’autre versant, peut se représenter le chemin que les deux guerriers s’ouvrirent à travers tant de gens.