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Quel frein assez dur, quel nœud de fer, quelle chaîne de diamant, s’il peut en exister, feraient que la colère se pourrait contenir dans de justes bornes et ne dépassât point la mesure, quand on voit celui pour lequel Amour vous a mis au cœur une solide affection, frappé par ruse ou par violence de déshonneur ou d’un coup mortel?

Et si l’âme devient alors cruelle et inhumaine, il faut l’excuser, car la raison n’a plus de prise sur elle. Achille, après avoir vu Patrocle, sous les armes qu’il lui avait prêtées, rougir la terre de son sang, ne put assouvir sa colère en tuant son meurtrier; il fallut encore qu’il le traînât derrière son char et lui fît mille outrages.

Invincible Alphonse, c’est une colère pareille qui enflamma vos soldats, le jour où vous fûtes si gravement blessé au front d’un coup de pierre, que chacun crut votre âme partie pour l’autre monde; leur fureur fut telle, que retranchements, murailles ou fossés, rien ne put protéger les ennemis contre leur élan, et qu’ils ne s’arrêtèrent qu’après les avoir tous massacrés, sans en laisser un seul vivant pour porter la nouvelle.

C’est en vous voyant tomber, que les vôtres entrèrent dans une telle fureur, et se livrèrent à de telles cruautés. Si vous aviez été debout, vous auriez certainement modéré leur soif de carnage. Cela vous suffisait en effet d’avoir repris la Bastia en quelques heures, alors que les gens de Grenade et de Cordoue avaient dû employer plusieurs jours pour vous l’enlever.

Peut-être fut-ce une vengeance permise par Dieu, que vous vous soyiez trouvé en pareil état, afin que les ennemis fussent ainsi punis des épouvantables excès auxquels ils s’étaient livrés quelque temps auparavant. Le malheureux Vestidel, las et blessé, s’étant rendu leur prisonnier, fut frappé, alors qu’il était sans armes, et tué de plus de cent coups d’épée par ces forcenés, dont la plupart étaient mahométans.

Mais, pour conclure, je dis qu’il n’y a pas de colère comparable à celle qu’on éprouve quand on voit outrager sous ses yeux un parent ou un vieil ami. Il était donc tout naturel qu’une colère soudaine envahît le cœur de Roland, lorsqu’il vit un ami si cher étendu mourant, par suite de l’horrible coup que lui avait porté le roi Gradasse.

De même que le pasteur nomade, qui a vu s’enfuir en sifflant l’horrible serpent dont la dent venimeuse a causé la mort de son enfant qui jouait sur le sable, saisit son bâton avec colère et avec rage, ainsi le chevalier d’Anglante, plein de fureur, saisit l’épée au tranchant sans pareil. Le premier qu’il rencontra fut le roi Agramant,

Qui, tout ensanglanté, sans épée, avec une moitié d’écu, le casque délacé, et blessé en plus d’endroits que je ne puis dire, s’était tiré des mains de Brandimart, comme un épervier imprudent qui se serait attaqué à un vautour par voracité ou par étourderie. Roland arrive sur lui, et lui porte un coup juste à l’endroit où la tête s’attache au buste.

Agramant avait son casque brisé, et le cou désarmé, de sorte que Roland le lui coupe net comme si c’eût été un jonc. La tête du roi de Libye tombe, et son corps roule lourdement sur le sable. Son âme prend sa course vers les ondes infernales, où Caron l’attire avec son croc dans sa barque. Roland ne s’attarde pas à le frapper une seconde fois; il court au Sérican avec Balisarde.

Gradasse en voyant tomber Agramant, la tête séparée du buste, éprouve ce qu’il n’a jamais ressenti; son cœur tremble; son visage pâlit. Lorsque le chevalier d’Anglante arrive sur lui, il semble présager son sort, et, vaincu d’avance, il n’a pas encore songé à se mettre en défense quand le coup mortel descend sur lui.

Roland le frappe au flanc droit, sous la dernière côte; le fer, entré par le ventre, ressort d’une palme du côté gauche, ruisselant de sang jusqu’à la garde. C’est de la main du plus franc et du meilleur guerrier de l’univers que fut porté le coup qui mit à mort le chevalier le plus redoutable de tous les païens.

Le paladin, peu joyeux d’une telle victoire, se jette promptement à bas de selle, et, le visage troublé et plein de larmes, il court en toute hâte à son cher Brandimart. Il voit tout autour de lui la terre couverte de sang. Son casque, qui semble ouvert d’un coup de hache, ne l’avait pas plus protégé que s’il eût été d’écorce.

Roland relève sa visière, et voit qu’il a la tête fendue jusqu’au nez, juste entre les deux sourcils. Cependant Brandimart a conservé assez de souffle pour demander pardon de ses fautes au roi du Paradis, pour consoler le comte dont les joues sont sillonnées de larmes, et l’exhorter à la patience.

Il lui dit: «Roland, souviens-toi de moi dans tes prières qui sont agréables à Dieu. Je te recommande ma Fleur-de…» Mais il ne peut en dire davantage; il meurt sans achever le mot. Des voix d’anges, s’unissant en chœurs célestes, s’entendirent soudain dans les airs, dès qu’il eut exhalé son âme; et celle-ci, dégagée de ses liens corporels, s’éleva vers le ciel au milieu d’une douce mélodie.

Roland, bien qu’il dût se réjouir d’une fin si chrétienne, et bien qu’il sût que Brandimart était monté aux demeures bienheureuses, car il avait vu le ciel s’ouvrir pour lui, ne pouvait cependant maîtriser sa nature humaine et ses sens fragiles. En songeant qu’il venait de se voir enlever celui qui était pour lui plus qu’un frère, il ne pouvait empêcher les larmes d’humecter son visage.

Sobrin gisait depuis longtemps à terre, perdant beaucoup de sang qui découlait de sa tête sur ses joues et sur sa poitrine. Il ne devait plus guère en rester dans ses veines. Quant à Olivier, il était encore renversé sous son cheval, et n’avait pu dégager son pied que le poids du destrier avait à moitié brisé.

Et si son beau-frère, gémissant et tout en larmes, n’était pas venu l’aider, il n’aurait pu se dégager de lui-même. Son pied lui faisait tellement mal, qu’une fois qu’il l’eut retiré de dessous son cheval, il ne put ni s’en servir, ni même s’appuyer dessus. Sa jambe elle-même était si engourdie, qu’il lui fallut se faire aider pour pouvoir changer de place.

Roland se réjouit peu de la victoire; il lui était trop dur, trop cruel de voir Brandimart mort et son beau-frère dans un état si peu rassurant. Sobrin était encore vivant, mais c’est à peine s’il lui restait quelque souffle, car sa vie était prête à s’exhaler avec la dernière goutte de son sang.

Le comte le fit enlever tout sanglant du champ de bataille, et le fit soigner avec beaucoup de soin; il le consolait par de douces paroles, comme s’il eût été de sa famille; car, après le combat, il ne gardait aucune trace de colère, et son cœur était tout à la clémence. Il fit ramasser les armes et les chevaux des morts, et laissa le reste aux serviteurs.

Ici, je dois avouer que Frédéric Fulgose doute quelque peu de la véracité de mon histoire, car, ayant visité avec sa flotte les moindres recoins du rivage barbaresque, il descendit sur l’île où eut lieu le combat des six chevaliers, et en trouva le sol si montueux, si inégal, qu’il n’y a pas, dit-il, un seul endroit où l’on puisse mettre le pied à plat.

Il ne peut tenir pour vraisemblable que, sur cet écueil accidenté, six chevaliers, la fleur du monde entier, aient pu se livrer cette bataille à cheval. Je réponds à cette objection qu’au temps de Roland il y avait, sur la droite, une plaine assez vaste, qui depuis fut recouverte par suite de l’éboulement d’un immense rocher, détaché de sa base lors d’un tremblement de terre.