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Il demande congé au fils de Pépin, et prend pour prétexte son destrier Bayard qu’emmène le Sarrasin Gradasse, au mépris des devoirs de tout vaillant chevalier. C’est le souci de son honneur qui le pousse à courir après lui, afin qu’il empêche le Sérican menteur de se vanter jamais d’avoir enlevé Bayard, par la lance ou l’épée, à un paladin de France.

Charles lui donne licence de partir, bien qu’il en soit triste, ainsi que toute la France. Mais il ne peut lui refuser cette faveur, tant son désir lui paraît honorable. Dudon et Guidon veulent accompagner Renaud, mais celui-ci repousse l’offre de l’un et de l’autre. Il quitte Paris et s’en va seul, plein de soupirs et d’amoureux soucis.

Il a sans cesse à la mémoire, et cette pensée ne peut s’ôter de son esprit, qu’il a pu mille fois posséder Angélique, et qu’il a toujours obstinément, follement repoussé une si rare beauté. Mais le temps où il pouvait avoir un tel plaisir, et où il n’a pas voulu, ce bon temps est perdu, et maintenant il consentirait à la posséder un seul jour, sauf à mourir après.

Il se demande sans cesse – et il ne peut songer à autre chose – comment il a pu se faire qu’un pauvre soldat ait soumis son cœur, rebelle aux mérites et à l’amour de tant d’illustres amants. C’est avec une telle pensée, qui lui ronge le cœur, que Renaud s’en va vers le Levant. Il suit la route qui mène droit au Rhin et à Bâle, jusqu’à ce qu’il ait atteint la grande forêt des Ardennes.

Le paladin avait fait plusieurs milles dans l’intérieur de la forêt aventureuse, loin de tout village et de tout castel, et il était arrivé dans un endroit sauvage et plein de dangers, lorsqu’il vit soudain le ciel se troubler, et le soleil disparaître derrière une masse de nuages. Au même moment s’élançait d’une caverne obscure un monstre étrange ayant la figure d’une femme.

Sa tête avait mille yeux sans paupières; il ne pouvait les clore et par conséquent je crois qu’il lui était impossible de dormir. Il avait autant d’oreilles que d’yeux. Au lieu de cheveux, il avait sur la tête une multitude de serpents. Ce spectre épouvantable était sorti des ténèbres infernales pour se répandre sur le monde. Il avait pour queue un féroce et immense serpent, qui roulait ses nœuds autour de sa poitrine.

Ce qui n’était jamais arrivé à Renaud en mille et mille aventures lui arriva là. Quand il vit le monstre s’apprêter à l’attaquer, et s’élancer sur lui, une peur inconnue jusque-là pénétra dans ses veines. Cependant il dissimula, résolu à montrer son audace accoutumée. D’une main tremblante, il saisit son épée.

Le monstre s’apprête à lui donner un rude assaut, avec autant de science que s’il était maître de guerre. Le serpent venimeux se déroule en l’air, puis il s’élance contre Renaud, autour duquel il multiplie, de çà de là, ses bonds énormes. Renaud cherche à s’en défendre, mais c’est en vain qu’il prodigue ses coups à droite et à gauche. Aucun d’eux n’atteint son adversaire.

Tantôt le monstre dirige sur la poitrine de Renaud son serpent qui se glisse sous les armes du chevalier et le glace jusqu’au cœur; tantôt il le fait pénétrer par la visière et le promène sur le cou et sur la figure de Renaud. Celui-ci finit par se débarrasser de cette étreinte, et donne tant qu’il peut de l’éperon à son cheval. Mais l’infernale Furie n’est pas boiteuse; d’un bond elle le rattrape, et lui saute en croupe.

Qu’il aille à gauche, à droite, où bon lui semble, Renaud a toujours cette bête maudite acharnée après lui. Il ne sait comment s’en débarrasser, bien que son destrier ne cesse de lancer des ruades. Le cœur de Renaud tremble comme une feuille; non pas que le serpent le tourmente davantage, mais il éprouve une telle horreur, un tel dégoût, qu’il crie, gémit, et se plaint de vivre encore.

Il se jette dans les sentiers les moins frayés, dans les chemins les plus affreux, au plus épais du bois; il gravit les pentes les plus raides; il s’enfonce dans les défilés les plus inextricables de la vallée, là où l’air est le plus obscur. Il espère ainsi arracher de dessus ses épaules l’abominable, l’horrible bête qui y est attachée. Il n’y serait sans doute point parvenu, si quelqu’un n’était soudain arrivé à son secours.

Mais il est secouru à temps par un chevalier couvert d’une armure d’acier éclatante et splendide, et portant pour cimier un joug rompu. Son écu jaune est semé de flammes ardentes, ainsi que le reste de ses vêtements d’un caractère sévère, et la housse de son cheval. Il a la lance au poing, l’épée au côté; sa masse pendue à l’arçon projette du feu.

Cette masse est remplie d’un feu éternel qui brûle toujours sans la consumer jamais. La bonté d’un écu, la trempe d’une cuirasse, l’épaisseur d’un casque, rien ne lui résiste. Le chevalier se fait infailliblement faire place, partout où il en dirige l’inextinguible lumière. Il ne lui fallait pas moins que cet avantage pour sauver Renaud des mains du monstre cruel.

En chevalier avisé et prudent, il court au galop vers l’endroit où il a entendu la rumeur, jusqu’à ce qu’il aperçoive le monstre horrible qui a enlacé Renaud de mille nœuds, et qui couvre d’une sueur glacée le malheureux paladin, sans que celui-ci puisse s’en débarrasser. Le chevalier se précipite, frappe le monstre au flanc, et le fait tomber du côté gauche.

Mais à peine l’horrible bête a-t-elle touché terre, qu’elle se redresse, faisant tourner et siffler son long serpent. Le chevalier ne cherche plus à la frapper avec la lance; il se décide à la poursuivre par le feu. Il saisit sa masse, et fait pleuvoir une tempête de coups partout où le serpent dresse la tête. Il ne laisse pas le temps au monstre de le saisir une seule fois.

Pendant qu’il le tient en échec, le frappe et lui fait mille blessures, il conseille au paladin de s’échapper par le chemin qui conduit au sommet de la montagne. Le paladin suit ce conseil, et prend le chemin qui lui est indiqué, et bien que la colline soit âpre et rude à escalader, il s’éloigne, sans retourner la tête, jusqu’à ce qu’on l’ait perdu de vue.

Le chevalier, après avoir contraint le monstre infernal de retourner à son antre obscur, où il se ronge de rage et de dépit, et où il verse des pleurs inépuisables par ses mille yeux, monte derrière Renaud, afin de lui servir de guide. Il ne tarde pas à le rejoindre sur le sommet de la colline et, marchant à ses côtés, il le conduit hors de ces lieux sombres et dangereux.

Dès que Renaud le voit revenu près de lui, il lui dit qu’il lui doit des remerciements infinis, et que partout où il sera, il peut disposer de sa vie. Puis il lui demande comment il se nomme, afin qu’il puisse proclamer le nom de celui qui est venu à son secours, et exalter sa vaillance parmi ses compagnons, devant Charles lui-même.

Le chevalier lui répond: «Ne te mets pas en peine de ce que je ne veux pas te dire mon nom maintenant. Je te le dirai avant que l’ombre n’ait cru d’un pas, ce qui ne tardera guère.» En continuant à marcher côte à côte, ils finirent par trouver une source fraîche, aux eaux claires, à laquelle les bergers et les voyageurs, attirés par son doux murmure, venaient boire l’amoureux oubli.

C’étaient là, seigneur, ces eaux glacées qui éteignent le feu de l’amoureuse ardeur. C’était après y avoir bu qu’Angélique avait conçu pour Renaud la haine qu’elle ne cessa depuis de lui porter; et si lui-même avait autrefois montré tant de mépris pour elle, l’unique cause, seigneur, en était qu’il avait bu aussi de ces mêmes eaux.

Dès que le chevalier avec lequel Renaud chemine se voit devant la claire fontaine, il retient son destrier tout fumant et dit: «Nous reposer ici ne saurait nuire.» Renaud dit: «Cela ne peut que nous faire du bien; car, outre que la chaleur de midi m’oppresse, le monstre m’a tellement travaillé, qu’il me sera doux et agréable de me reposer.»