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Renaud, presque décidé à savoir ce qu’ensuite il sera peut-être très fâché d’avoir appris, avance la main et prend le vase. Il va pour tenter l’épreuve; mais, sur le point d’y porter les lèvres, une pensée vient l’arrêter. Mais permettez, seigneur, que je me repose; puis je vous dirai ce que le paladin répondit.

Chant XLIII

ARGUMENT. – Renaud entend raconter deux nouvelles, l’une contre les femmes, l’autre contre les hommes qui se laissent vaincre par l’ignoble passion de l’avarice. Après un long chemin sur terre et sur mer, Renaud arrive à Lampéduse, au moment où venait de se terminer le combat entre les paladins et les païens. Ils descendent tous en Sicile et, sur la plage d’Agrigente, ils rendent les derniers honneurs aux dépouilles mortelles de Brandimart. De là, ils vont à l’ermitage où est Roger, devenu déjà chrétien. Le bon ermite rend la santé à Olivier et à Sobrin qui se fait aussi baptiser.

Ô exécrable avarice, ô insatiable soif de l’or, je ne m’étonne pas que tu puisses si facilement t’emparer d’une âme vile et déjà souillée d’autres vices; mais ce que je ne puis comprendre, c’est que tu tiennes dans tes liens, que tu déchires de ton même ongle crochu ceux qui, par leur grandeur d’âme, auraient mérité une éternelle gloire, s’ils avaient pu échapper à ton atteinte.

Celui-ci mesure la terre, la mer et le ciel; il connaît à fond les causes et les effets de toutes les forces de la nature; il va jusqu’à scruter les volontés de Dieu. Mais s’il vient à être mordu de ton venin mortel, il n’a plus d’autre souci que d’entasser des trésors. Cette seule pensée le domine; il y place tout son salut, toute son espérance.

Celui-là met les armées en déroute, et force les portes des villes de guerre. On le voit, cœur intrépide, se jeter le premier dans les aventures périlleuses, et s’en retirer le dernier. Mais il ne peut éviter d’être pris pour le reste de ses jours dans tes filets ténébreux. Combien d’autres, qui se seraient illustrés dans les arts et dans les sciences, n’as-tu pas plongés dans l’obscurité!

Et que dirai-je de certaines belles et grandes dames? Pendant longtemps, je les vois garder à leurs amants une fidélité plus ferme, plus inébranlable qu’une colonne. Mais voici venir l’Avarice qui semble les transformer comme par enchantement. En un jour, qui le croirait? elle les jette, sans amour, en proie à un vieillard, à un scélérat, à un monstre.

Ce n’est pas sans raison que je m’en indigne; m’entende qui pourra; pour moi, je m’entends bien. Dans tous les cas, je ne m’écarte pas de mon sujet, et je n’oublie pas le thème de mon chant. Mais je ne veux rien ajouter à ce que je viens de vous dire, pas plus qu’à ce que je vais vous raconter. Revenons au paladin qui avait été sur le point d’essayer la vertu de la coupe.

Je vous disais qu’au moment d’y porter les lèvres, une pensée lui était venue. Après avoir un instant réfléchi, il dit: «Bien fol serait celui qui chercherait à savoir ce qu’il serait très fâché d’apprendre. Ma femme est femme, et toute femme est faible. Gardons ma croyance sur elle telle qu’elle est. Jusqu’ici, je m’en suis bien trouvé; que gagnerais-je à vouloir en faire l’épreuve?

» Cela me servirait à peu de chose, et pourrait m’être très désagréable. Il en coûte parfois de tenter Dieu. Je ne sais si en cela je suis sage ou imprudent, mais je ne veux pas en savoir davantage. Qu’on ôte donc ce vin de devant moi; je n’ai pas soif, et je ne veux pas que l’envie me vienne de boire. Dieu a interdit ces sortes d’expériences aussi expressément que la science de l’arbre de la vie à notre premier père.

» De même qu’Adam, après qu’il eut goûté au fruit que Dieu lui-même lui avait défendu, vit son bonheur se changer en larmes, et fut obligé de gémir à jamais sur sa propre misère, ainsi l’homme qui veut savoir tout ce que sa femme fait ou dit, risque de passer de la joie dans les pleurs, et de ne plus retrouver sa tranquillité première.»

Ainsi dit le brave Renaud et, comme il repoussait loin de lui la coupe pour laquelle il montrait tant de répugnance, il vit un ruisseau de larmes s’échapper abondamment des yeux du châtelain. Quand il se fut un peu calmé, ce dernier dit à son tour: «Maudit soit celui qui m’engagea à tenter l’épreuve! Hélas! il est cause que j’ai perdu ma douce compagne!

» Que ne t’ai-je connu dix ans plus tôt! Que n’ai-je pu te demander conseil avant que mes malheurs aient commencé! Je n’aurais pas versé tant de pleurs que j’en suis presque aveugle. Mais levons-nous de table. Tu vois ma douleur et tu y compatis. Je veux te raconter la cause et l’origine de mon infortune sans pareille.

» Tu as passé près d’une cité voisine de ce château; tout autour d’elle s’étend comme un lac un fleuve qui prend son origine du lac de Benaco, et qui va se jeter dans le Pô. Cette cité s’éleva sur les ruines de celle qui avait été fondée par le fils d’Agénor avec les dents du dragon. C’est là que je naquis d’une famille très honorable, mais sous un humble toit, et au sein de la pauvreté.

» Si la Fortune n’eut pas assez souci de moi pour me donner la richesse due à ma naissance, la nature y suppléa en me douant d’une beauté fort au-dessus de celle des gens de ma condition. Bien qu’il soit ridicule à un homme de se vanter lui-même, je puis dire que, dans ma jeunesse, j’ai vu dames et damoiselles s’éprendre de ma figure et de mes belles manières.

» Il y avait dans notre cité un homme sage, et savant au delà de toute croyance. Il comptait cent vingt ans accomplis, quand ses yeux se fermèrent à la lumière. Il avait passé toute sa vie seul et sauvage; mais, dans son extrême vieillesse, féru d’amour pour une belle matrone, il l’avait obtenue à prix d’argent, et en avait eu secrètement une fille.

» Pour éviter que la fille ne fît comme sa mère, qui pour de l’argent avait vendu sa chasteté, bien précieux que tout l’or du monde ne saurait payer à sa valeur, il résolut de la soustraire au contact populaire. Choisissant le lieu qui lui parut le plus solitaire, il y fit bâtir ce palais si ample et si riche, de la main de démons évoqués par ses enchantements.

» Il fit élever sa fille par de vieilles femmes réputées pour leur chasteté. Celle-ci devint par la suite d’une grande beauté. Non seulement son père ne permit pas qu’on lui laissât apercevoir un homme, mais il défendit qu’on en prononçât le nom devant elle. Afin de lui mettre un continuel exemple sous les yeux, il fit sculpter ou peindre l’image de toutes les dames qui ont su résister à un amour coupable.

» Il ne se borna pas à faire représenter celles qui par leur vertu ont été l’honneur des premiers âges, et dont l’histoire ancienne a consacré à jamais la renommée; il voulut aussi y faire figurer les dames dont les mœurs pudiques devaient dans l’avenir illustrer l’Italie. En raison de leur belle conduite, il fit élever leur statue, comme les huit que tu vois autour de cette fontaine.

» Quand le vieillard jugea que sa fille était un fruit assez mûr pour que l’homme pût le cueillir, je fus, soit malechance, soit hasard, choisi entre tous par lui comme le plus digne. Outre ce beau château, tous les champs, tous les étangs à vingt milles à la ronde me furent donnés comme dot de sa fille.

» Celle-ci était aussi belle et aussi bien élevée qu’on pût le désirer. Elle surpassait Pallas pour les travaux à l’aiguille et la broderie; à la voir marcher, à l’entendre parler ou chanter, on aurait dit une déesse, et non une mortelle. Elle était presque aussi versée que son père dans tous les arts libéraux.