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» À cette haute intelligence, à cette beauté non moindre qui aurait séduit les rochers eux-mêmes, elle joignait une sensibilité, une douceur de caractère dont je ne puis me souvenir sans sentir le cœur me manquer. Elle n’avait pas de plus grand plaisir, de plus vive satisfaction que d’être auprès de moi partout et toujours. Nous vécûmes longtemps ensemble sans avoir la moindre querelle, mais, à la fin, cette paix intérieure fut troublée, et par ma faute.

» Il y avait cinq ans que j’avais mis mon cou sous le nœud conjugal, lorsque mon beau-père mourut. Cette mort fut comme le signal des malheurs dont je ressens encore le contre-coup. Je te dirai comment. Pendant que je me renfermais ainsi dans l’amour de celle dont je viens de te faire un tel éloge, une noble dame du pays s’éprit de moi autant qu’on peut s’éprendre.

» Elle en savait, en fait d’enchantements et de maléfices, autant que pas une magicienne. Elle aurait pu rendre la nuit lumineuse et le jour obscur, arrêter le soleil et faire marcher la terre. Cependant elle ne put parvenir à ce que je consentisse à poser sur sa blessure d’amour le remède que je n’aurais pu lui donner sans offenser souverainement ma femme.

» Non pas qu’elle ne fût très gente et très belle dame, non pas que j’ignorasse qu’elle m’aimait à ce point; mais ni ses offres, ni ses promesses, ni ses obsessions continuelles ne purent jamais détourner à son profit une étincelle de l’amour que je portais à ma femme. La certitude que j’avais dans la fidélité de cette dernière m’empêchait de songer à une autre qu’elle.

» L’espoir, la croyance, la certitude que j’avais dans la fidélité de ma femme m’auraient fait dédaigner toutes les beautés de la fille de Léda, toutes les richesses offertes jadis au grand berger du mont Ida. Mais mes refus ne pouvaient me débarrasser de la poursuite de la magicienne.

» Un jour qu’elle me rencontra hors du palais, la magicienne, qui se nommait Mélisse, put me parler tout à son aise, et trouva le moyen de troubler la paix dont je jouissais. Elle chassa, avec l’éperon de la jalousie, la foi que j’avais en ma femme. Elle commença par m’insinuer que j’étais fidèle à qui ne l’était pas envers moi.

«“Tu ne peux pas – fit-elle – dire qu’elle t’est fidèle, avant d’en avoir vu la preuve. De ce qu’elle n’a point encore failli, tu crois qu’elle ne peut faillir, et qu’elle est fidèle et chaste. Mais si tu ne la laisses jamais sortir sans toi, si tu ne lui permets jamais de voir un autre homme, d’où te vient cette hardiesse d’affirmer qu’elle est chaste?

» ”Absente-toi, absente-toi un peu de chez toi; fais en sorte que les citadins et les villageois sachent que tu es parti et que ta femme est restée seule. Laisse le champ libre aux amants et aux messagers d’amour: si les prières, si les cadeaux ne peuvent la pousser à souiller le lit nuptial, alors, tu pourras dire qu’elle est fidèle.”

» Par de telles paroles et d’autres semblables, la magicienne poursuivit jusqu’à ce qu’elle eût éveillé eu moi le désir de mettre à l’épreuve la fidélité de ma femme. “Supposons – lui dis-je alors – qu’elle ne soit pas ce que je pense; comment pourrai-je savoir d’une manière certaine si elle mérite le blâme ou l’éloge?”

» Mélisse répondit: “Je te donnerai une coupe qui possède une rare et étrange vertu. Morgane la fit autrefois, afin de prouver à son frère la faute de Ginevra. Celui dont la femme est sage peut y boire; mais celui dont la femme est une putain ne le peut, car le vin, au moment où il croit le porter à sa bouche, s’échappe de la coupe, et se répand sur sa poitrine.

» ”Avant de partir tu en feras l’épreuve, et je crois que cette fois tu pourras boire d’un trait. Je pense en effet que ta femme est encore innocente, et tu le verras bien. Mais si, à ton retour, tu tentes une nouvelle épreuve, je ne réponds pas que ta poitrine ne soit inondée. En tout cas, si tu ne la mouilles pas, si tu bois sans a obstacle, tu seras le plus fortuné des maris.”

» J’acceptai la proposition. Mélisse me donna la coupe; je fis l’expérience en question et tout alla bien: je vis que ma chère femme était jusque-là chaste et bonne. Mélisse me dit: “Maintenant, laisse-la pendant quelque temps. Reste loin d’elle pendant un mois ou deux, puis reviens, et fais une nouvelle expérience avec la coupe. Tu verras alors si tu pourras boire, ou si tu te mouilleras la poitrine.”

» Il me sembla dur de quitter ma femme, non pas que je doutasse de sa fidélité, mais il ne me semblait pas possible de m’en séparer, même une heure. Mélisse me dit: “Je te ferai connaître la vérité par d’autres moyens encore. Tu changeras de vêtements, tu déguiseras ta voix et tu te présenteras à ta femme sous un visage d’emprunt.”

» Seigneur, il y a près d’ici une cité que le Pô entoure et défend, et qui étend sa juridiction jusqu’aux rivages battus par le flux et le reflux de la mer. Si elle le cède en antiquité à ses voisines, elle lutte avantageusement avec elles en richesses et en beautés. Elle fut fondée par les descendants des Troyens échappés à Attila, ce fléau de Dieu.

» Cette ville est soumise à un jeune chevalier riche et beau. Un jour, entraîné à la chasse à la suite de son faucon, il entra dans ma demeure. Il vit ma femme, et dès la première entrevue elle lui plut tellement, qu’il emporta son image gravée au cœur. Depuis, il ne négligea aucun moyen pour l’amener à satisfaire ses désirs.

» Elle le repoussa si obstinément, qu’à la fin il se lassa de tenter de la séduire. Mais la beauté qu’Amour lui avait gravée au cœur ne sortit pas de sa mémoire. Mélisse me pressa tellement, qu’elle me fit consentir à prendre la figure de ce jeune chevalier. Aussitôt, et sans que je sache te dire comment, elle changea complètement mon visage, ma voix et mes cheveux.

» J’avais auparavant fait semblant, devant ma femme, de partir pour le Levant. Ayant ainsi pris la démarche, la voix, les vêtements et la physionomie du jeune amoureux, je m’en revins chez moi, accompagné de Mélisse, qui s’était elle-même transformée en jeune domestique. Elle avait porté avec elle les plus riches pierreries qu’eussent jamais envoyées en Europe les Indiens ou les Eytriens [29].

» Moi qui connaissais les êtres de mon palais, j’entrai sans obstacle, suivi de Mélisse, et je pénétrai d’autant plus facilement près de ma femme, qu’elle n’avait autour d’elle ni écuyer ni dame de compagnie. Je lui expose mes désirs, et je m’efforce de la pousser à mal faire, en lui mettant sous les yeux les rubis, les diamants et les émeraudes qui auraient ébranlé les cœurs les plus fermes.

» Et je lui dis que tous ces présents étaient peu de chose comparés à ceux qu’elle devait attendre de moi. Puis je lui parle de la facilité qu’elle a, grâce à l’absence de son mari. Je lui rappelle que depuis longtemps je l’aime, et qu’elle le savait bien. J’ajoute qu’un amour si fidèle est digne de recevoir enfin quelque récompense.

» Ma femme montra tout d’abord un grand courroux; elle rougit et ne voulut pas en écouter davantage. Mais, à l’aspect des belles pierreries qui lançaient des étincelles comme si c’eût été du feu, son cœur s’amollit peu à peu. D’un ton bref et saccadé, que je ne puis me rappeler sans sentir la vie m’abandonner, elle me dit qu’elle satisferait à mes désirs, si elle croyait que personne ne le saurait jamais.