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» Et jamais l’éloignement, ni la difficulté de vivre qui, d’habitude, ne laissent point la pensée libre, ne purent faire qu’Amour ne continuât de lui brûler le cœur et d’entretenir sa blessure. À la fin, il ne put résister au désir de revenir vers la beauté que ses yeux avaient soif de revoir. Barbu, triste, et en fort pauvre équipage, il reprit le chemin d’où il était venu.

» À ce moment, il arriva que ma ville envoya au Saint-Père un ambassadeur qui devait séjourner près de Sa Sainteté pendant un temps indéterminé. On tira au sort, et le choix tomba sur le juge. Ô jour d’éternelle douleur pour lui! Il s’excusa, il pria, il multiplia les offres et les promesses pour ne point partir; enfin il fut forcé d’obéir.

» Ce fut pour lui une douleur aussi cruelle à supporter que s’il s’était vu ouvrir les flancs et arracher le cœur. Pâle et blême de crainte jalouse au sujet de sa femme, il la supplie, par les prières qu’il croit le plus convaincantes, de ne pas manquer à sa foi pendant qu’il sera au loin;

» Lui disant que ni beauté, ni noblesse, ni grande fortune ne suffisent à une femme pour la faire tenir en honneur, si, de réputation et de fait, elle n’est point chaste; que la chasteté est une vertu d’autant plus prisée qu’elle a résisté à plus d’attaques, et que son absence va lui fournir une belle occasion d’éprouver sa pudeur.

» Par ces raisonnements et beaucoup d’autres du même genre, il cherche à lui persuader de lui être fidèle. Sa femme se lamente de ce dur départ, Dieu sait avec quelles larmes, quelles doléances! Elle jure que le soleil verra s’obscurcir sa lumière avant qu’elle soit assez criminelle pour rompre sa foi, et qu’elle mourra plutôt que d’en avoir même la pensée.

» Bien qu’il croie à ces promesses et à ces serments, et qu’il en soit quelque peu rassuré, le juge ne laisse point pour cela d’essayer d’un autre moyen pour conjurer ses alarmes. Il avait un ami qui se vantait et faisait métier de prédire l’avenir, et fort versé dans l’art de la magie et des sortilèges.

» Il lui demande, comme une grâce, de chercher à voir si sa femme, nommée Argia, pendant le temps qu’il serait séparé d’elle, resterait fidèle et chaste, ou si le contraire devait arriver. L’ami, cédant à ses prières, tire ses lignes et les applique sur le ciel, comme il paraît qu’elles doivent être. Anselme le laisse à sa besogne, et revient le voir le jour suivant pour connaître la réponse.

» L’astrologue tenait les lèvres closes, pour ne pas dire au docteur quelque chose qui lui aurait fait de la peine; il cherche une foule d’excuses pour se taire. Quand enfin il voit qu’Anselme est résolu à voir son propre mal, il lui apprend qu’à peine aura-t-il franchi le seuil de sa maison, sa femme rompra sa foi, séduite non par la beauté ou par les prières, mais gagnée par des présents et de l’argent.

» Combien ces prédictions menaçantes des puissances supérieures, jointes à la crainte, au doute qu’il avait déjà, lui bouleversèrent le cœur, tu peux le penser toi-même, si les accidents d’amour te sont connus. Ce qui lui causait le plus de chagrin, ce qui lui tourmentait par-dessus tout l’esprit, c’était de savoir que sa femme, poussée par l’avarice, oublierait pour de l’argent toute pudeur.

» Afin de faire tout son possible pour ne pas la laisser tomber dans une telle faute – car souvent le besoin pousse les hommes à dépouiller les autels – il remit entre les mains de sa femme tous ses joyaux, tout son argent, et il en avait beaucoup. Il lui donna tout ce qu’il possédait au monde.

» “Non seulement – lui dit-il – je te donne la liberté de t’en servir pour tes besoins, mais tu peux en faire ce que tu voudras: tu peux les dépenser, les jeter, les donner ou les vendre. Je ne veux te demander aucun compte, pourvu que tu te conserves à moi telle que je t’ai laissée. Pourvu que je te retrouve comme tu es maintenant, je me soucie peu de ne retrouver ni fortune ni maison.”

» Il la prie, pendant qu’il sera absent, de ne pas demeurer dans la ville, mais d’aller habiter dans sa villa, où elle pourra vivre plus facilement loin de toute relation. Il parlait ainsi, parce qu’il pensait bien que l’humble population qui travaille aux champs, ou qui garde les troupeaux, n’était pas de nature à troubler les chastes pensées de sa femme.

» Cependant Argia, ses beaux bras jetés autour du cou de son craintif mari, lui arrose le visage de larmes qui s’échappent comme un fleuve de ses yeux; elle s’attriste de ce qu’il la traite en coupable, comme si elle lui avait déjà manqué de foi; un pareil soupçon provient de ce qu’il n’a aucune confiance dans sa fidélité.

» J’aurais trop à dire, si je voulais rapporter tout ce qui se dit entre les deux époux à l’heure du départ. “Je te recommande mon honneur” dit en dernier lieu Anselme. Puis il prend congé d’elle et part enfin. À peine son cheval est-il tourné, qu’il se sent arracher le cœur de la poitrine. Sa femme, tant qu’elle peut, le suit des yeux, d’où les larmes se répandent sur ses joues.

» Cependant Adonio, misérable, malade, comme j’ai déjà dit, pâle et le menton couvert de barbe, s’acheminait vers sa patrie, espérant qu’on ne l’y reconnaîtrait plus. Il arriva sur les bords du lac voisin de la ville, à l’endroit où il avait secouru le serpent poursuivi dans les buissons par le villageois qui voulait lui donner la mort.

» Parvenu à cet endroit vers la pointe du jour, alors que quelques étoiles brillaient encore au ciel, il voit le long de la rive venir à sa rencontre une damoiselle vêtue de beaux habits de voyage, et d’aspect noble, bien qu’elle n’eût autour d’elle ni écuyer, ni suivante. Celle-ci l’aborde d’un air gracieux, et lui adresse les paroles suivantes:

» “Bien que tu ne me connaisses pas, chevalier, je suis ta parente, et je t’ai grande obligation. Je suis ta parente, car notre haut lignage à tous deux descend du fier Cadmus. Je suis la fée Manto; c’est moi qui ai posé la première pierre de cette ville, et c’est de mon nom – comme tu l’as sans doute entendu dire – que je l’ai nommée Mantoue.

» ”Je suis une des Fées; afin de t’apprendre ce qu’il importe que tu saches, je te dirai que le sort nous fit naître de telle sorte que nous pouvons être affligées de tous les maux, hors la mort. Mais l’immortalité nous est accordée à une condition plus dure que la mort, car, tous les sept jours, chacune de nous se voit infailliblement changée en couleuvre.

» ”Se voir toute couverte d’écailles ignobles, et s’en aller en rampant, est chose si douloureuse, qu’il n’y a pas au monde de peine plus grande. Chacune de nous maudit l’existence. Tu sauras – et je veux t’apprendre en même temps quelle obligation je t’ai – que ce jour-là, à cause de la forme que nous avons, nous sommes exposées à une infinité d’accidents.

» ”Il n’y a pas d’animal sur la terre plus odieux que le serpent; et nous, qui en avons la forme, nous subissons les outrages et la poursuite de tout le monde, car quiconque nous aperçoit nous frappe et nous chasse. Si nous ne pouvons trouver un abri sous terre, nous éprouvons ce que pèse le bras des hommes. Mieux vaudrait pouvoir mourir, que de rester broyées et mutilées sous les coups.

» ”L’obligation que je t’ai est grande; un jour que tu passais sous ces frais ombrages, tu m’as arrachée aux mains d’un paysan qui m’avait vivement poursuivie. Si tu n’avais pas été là, je ne m’en serais pas allée sans avoir la tête et les reins brisés. J’en serais restée fourbue et difforme, car je ne pouvais pas mourir.