» ”Les jours où, sous la rude écaille d’un serpent, nous sommes forcées de ramper à terre, le ciel, le reste du temps soumis à nos volontés, refuse de nous obéir, et nous sommes sans force. Le reste du temps, sur un signe seul de nous, le soleil s’arrête et adoucit ses rayons; la terre immobile tourne et change de place; la glace s’enflamme, et le feu se congèle.
» ”Maintenant je suis ici pour te récompenser de ce que tu fis autrefois pour moi. En ce moment nul ne me demande en vain une faveur, car je suis hors de la peau du serpent. Je te ferai dans un instant trois fois plus riche que tu ne le fus par héritage paternel. Et je veux que tu ne redeviennes plus jamais pauvre; au contraire, plus tu dépenseras, plus ta fortune augmentera.
» ”Et parce que je te retrouve encore enchaîné dans les liens dont Amour t’avait lié jadis, je veux te montrer de quelle façon tu dois t’y prendre pour satisfaire tes désirs. Je veux que, pendant que le mari est loin d’ici, tu mettes sans retard mon conseil à exécution. Tu vas aller trouver la dame qui habite hors la ville, à la campagne, et je serai encore près de toi.”
» Elle poursuivit en lui disant de quelle façon elle entendait qu’il se présentât devant sa dame; comment il devait s’habiller; comment il devait la prier et la tenter. Elle lui dit quelle forme elle prendrait elle-même, car, hormis le jour où elle rampait avec les serpents, elle pouvait, à sa volonté, prendre toutes les formes du monde.
» Elle lui fit prendre l’habit d’un pèlerin qui va quêtant de porte en porte au nom de Dieu; quant à elle, elle se changea en chien, le plus petit que jamais nature eût fait, à poils longs, plus blancs qu’hermine, agréable d’aspect et merveilleux de formes. Ainsi transformés, ils s’acheminèrent vers la demeure de la belle Argia.
» Le jeune homme s’arrêta aux premières cabanes de paysans qu’il rencontra, et commença à sonner d’un chalumeau, aux sons duquel le chien, se dressant sur ses pattes, se mit à danser. Le chant et la rumeur parvinrent jusqu’à la maîtresse du logis, et firent tant, qu’elle se dérangea pour voir ce que c’était. Elle fit alors venir le pèlerin dans la cour de son logis; ainsi s’accomplissait la destinée du docteur.
» Là, Adonio se mit à commander au chien, et le chien à lui obéir: à danser les danses de notre pays et celles de pays étrangers, en exécutant des pas et en prenant des attitudes selon les ordres de son maître; faisant, en un mot, avec des façons humaines, tout ce que ce dernier lui commandait, au grand ébahissement de ceux qui le regardaient les yeux grands ouverts et retenant leur respiration.
» Grandement émerveillée, la dame se sent bientôt prise d’un vif désir de posséder ce chien si gentil. Elle en fait, par sa nourrice, offrir au pèlerin un prix convenable: “Si ta maîtresse, – répond celui-ci, – possédait plus de trésors qu’il n’en faut pour assouvir la convoitise d’une femme, elle ne pourrait donner un prix capable de payer seulement une patte de mon chien.”
» Et pour lui montrer qu’il dit vrai, il amène la nourrice dans un coin, et dit au chien de donner un marc d’or à cette dame pour la remercier de sa courtoisie. Le chien se secoue, et le marc d’or apparaît aussitôt. Adonio dit à la nourrice de le prendre, ajoutant: “Crois-tu que rien puisse payer un chien si beau et si utile?
» ”Quoi que je lui demande, je ne reviens jamais les mains vides; en se secouant, il fait tomber tantôt des perles, tantôt des bagues, tantôt des vêtements superbes et d’un grand prix. Cependant, dis à ta maîtresse qu’il sera à elle, non point pour de l’or, car l’or ne pourrait le payer; mais, si elle veut me laisser coucher une nuit avec elle, elle aura le chien, et pourra en faire ce qu’elle voudra.”
» Tout en parlant ainsi, il lui donne une pierrerie que le chien vient de faire tomber pour qu’elle la présente à sa maîtresse. Le marché semble à la nourrice beaucoup plus avantageux que s’il fallait payer le chien dix ou vingt ducats. Elle retourne vers la dame, et lui fait la commission; puis elle l’engage à se contenter et à acheter le chien, car elle peut, dit-elle, l’avoir à un prix où l’on ne perd rien à donner.
» La belle Argia se fâche tout d’abord, soit qu’elle ne veuille pas manquer à sa foi, soit qu’elle ne croie pas possible tout ce qu’on vient de lui raconter. La nourrice recommence son récit; elle la presse, elle l’ébranle; elle lui insinue qu’une pareille occasion se présente bien rarement; elle fait si bien que, le jour suivant, Argia consent à voir le chien, loin de tous les yeux.
» Cette nouvelle exhibition qu’Adonio fit de son chien fut la perte et la mort du docteur. Il fit pleuvoir les doubles sequins par dizaines, des chapelets de perles et des pierreries de toute sorte, jusqu’à ce que le cœur altier d’Argia s’amollît au point de ne plus pouvoir lutter, surtout quand elle apprit que le pèlerin était le chevalier qui l’avait aimée jadis et qui était parti.
» Les excitations de sa putain de nourrice, les prières et la présence de son amant, la vue du prix qu’on lui offrait, la longue absence du malheureux docteur, l’espoir que personne n’en saurait jamais rien; tout cela fit tellement violence à ses projets de chasteté, qu’elle accepta le beau chien, et, pour prix, se livra à son amant.
» Adonio jouit longuement de sa belle dame, à laquelle la fée voua une si grande amitié, qu’elle ne voulut plus la quitter. Mais, avant que le soleil eût parcouru tous les signes du Zodiaque, congé fut donné au docteur qui s’en revint enfin, plein d’un grave soupçon, à cause de ce que l’astrologue lui avait dit.
» Aussitôt de retour dans sa patrie, son premier soin est de voler chez l’astrologue et de lui demander si sa femme l’a trompé, ou si elle lui a gardé son amour et sa foi. L’astrologue, après avoir consulté le pôle et toutes les planètes, lui répond que ce qu’il avait craint était arrivé, ainsi qu’il lui avait prédit;
» Que sa femme, séduite par de riches présents, s’était livrée à un autre. Cette réponse porta un si grand coup au cœur du docteur, que lance ni épée ne lui aurait rien fait éprouver de si douloureux. Afin de s’assurer de son malheur, – bien qu’il crût trop, hélas! à son ami le devin, – il alla trouver la nourrice et, la prenant à part, il usa de toute son habileté pour savoir le vrai.
» Tournant et retournant autour d’elle, il chercha de çà de là à trouver une piste; mais tout d’abord, quelque ardeur qu’il y mît, il ne découvrit rien, car la nourrice, qui n’était pas neuve en cette matière, niait toujours effrontément. Pendant plus d’un mois, elle tint son maître suspendu entre le doute et la certitude.
» Combien le doute devait lui sembler bon, lorsqu’il songeait à la douleur que lui causerait une certitude! Quand il eut essayé, en vain, près de la nourrice, des prières et des cadeaux; quand il eut vu qu’elle ne voulait lui dire que des choses fausses, il attendit, en homme expert, que la discorde éclatât entre elle et sa maîtresse, car là où sont deux femmes, il y a toujours conflit et querelle.
» Il advint comme il s’y attendait. Au premier dissentiment qui naquit entre elles, la nourrice s’en vint, sans qu’il allât la chercher, lui raconter tout. Elle ne lui cacha plus rien. Il serait trop long de dire le coup que ressentit au cœur le malheureux docteur, et combien il eut l’esprit bouleversé. Son chagrin fut si fort, qu’il faillit perdre la raison.