» ”Si je t’ai paru mériter la mort, avoue que tu es digne de mourir cent fois. Bien que je sois toute-puissante en ce lieu, et que je puisse disposer de toi à mon gré, cependant je ne veux pas tirer une plus forte vengeance de ton crime. Mari, pèse le doit et l’avoir, et fais comme je fais à ton égard, pardonne-moi.
» ”Et que la paix et l’accord soient conclus entre nous, de telle sorte que tout le passé s’en aille en oubli, et que jamais une parole, un geste, ne nous rappellent notre faute à l’un ou à l’autre.” Le mari, content de s’en tirer à si bon compte, ne se montra pas en reste pour pardonner. Ils firent donc la paix et, depuis, ils ne cessèrent de se chérir.»
Ainsi dit le marin, et la fin de son histoire fit quelque peu rire Renaud, bien qu’une rougeur de feu lui vînt au visage en entendant raconter l’action honteuse du docteur. Renaud loua beaucoup Argia d’avoir été assez avisée pour tendre à cet oiseau un piège qui le fît tomber dans le même filet où elle était tombée elle-même, mais avec moins de raison d’excuse.
Quand le soleil fut plus élevé sur l’horizon, le paladin fit apprêter la table que le courtois chevalier mantouan avait fait abondamment approvisionner dès la veille. Pendant ce temps, on voyait fuir à gauche le splendide palais et, à droite, le marais immense. On vit surgir et disparaître à son tour Argenta et son territoire, ainsi que l’endroit où le Santerno se jette dans le Pô.
Je crois qu’à cette époque n’existait pas encore la Bastia, où plus tard les Espagnols n’eurent pas trop à se glorifier d’avoir planté leur bannière, mais dont les Romagnols eurent encore plus sujet de se plaindre. De là, le bateau, descendant la rivière en droite ligne, atteignit Filo. Puis les matelots l’engagèrent dans une branche morte du fleuve se dirigeant vers le Midi, et qui le porta à Ravenne.
Bien que Renaud fût souvent à court d’argent, il en avait assez en ce moment, pour se montrer généreux envers les mariniers quand vint l’heure de les quitter. Changeant le plus souvent possible de chevaux et de bêtes de somme, il passa le soir même à Rimini, et sans s’y arrêter, pas plus qu’à Montefiore, il arriva à Urbino au lever du jour.
Là ne vivaient pas encore Frédéric, ni Elisabeth, ni le bon Guido, ni Francesco Maria, ni Léonora. S’ils y eussent été alors, ils eussent fait tous leurs efforts pour retenir plus d’un jour auprès d’eux un guerrier si fameux, comme ils devaient le faire plus tard pour les dames et les chevaliers qui passent par leur cité.
Renaud n’ayant été retenu par personne monta droit à Cagli. Il franchit l’Apennin en suivant les vallées du Métaure et du Gauno, de sorte qu’il n’eut plus cette chaîne de montagnes à sa droite. Il traversa les provinces d’Ombrie et d’Étrurie, et descendit à Rome. De Rome, il gagna Ostie; de là, il se transporta par mer dans la ville à qui le pieux fils d’Anchise confia les os de son père.
Là, changeant de navire, il cingla en toute hâte vers l’île de Lampéduse, qui avait été choisie comme champ de combat et où la rencontre avait déjà eu lieu. Renaud presse le pilote et lui fait faire force de voiles et de rames. Mais les vents adverses, s’opposant à la marche du navire, le firent arriver un peu trop tard.
Il arriva comme le prince d’Anglante venait d’achever son entreprise utile et glorieuse, en donnant la mort à Gradasse et à Agramant. Mais sa victoire avait été rude et sanglante. Le fils de Monodant était mort, et Olivier gisait sur le sable, atteint d’une grave et dangereuse blessure au pied, dont il souffrait beaucoup.
Le comte ne put s’empêcher de pleurer, en embrassant Renaud, et en lui racontant la mort de Brandimart qui lui était si fidèle et si attaché; les larmes vinrent également aux yeux de Renaud, quand il vit son ami, la tête fendue. Puis il alla embrasser Olivier, qui gisait le pied brisé.
Il les consola tous du mieux qu’il sut, bien que lui-même fût inconsolable d’être arrivé au banquet au moment où la table venait d’être levée. Les écuyers partirent pour la cité détruite de Biserte, dans les ruines de laquelle ils déposèrent les os de Gradasse et d’Agramant, et où ils apportèrent la nouvelle de l’issue du combat.
Astolphe et Sansonnet se réjouirent beaucoup de la victoire de Roland, mais ils se seraient réjouis bien davantage, si Brandimart n’avait pas perdu la vie. Leur joie fut fort amoindrie par la nouvelle de sa mort, et il leur fut impossible de ne pas laisser voir leur trouble sur leur visage. Qui d’entre eux irait maintenant annoncer une telle catastrophe à Fleur-de-Lys?
La nuit précédente, Fleur-de-Lys avait rêvé qu’elle voyait la soubreveste qu’elle avait brodée de sa main, pour que Brandimart partît richement vêtu, toute déchirée et couverte d’une pluie de gouttes de sang. Il lui semblait que c’était elle qui avait ainsi brodé cette soubreveste, et elle se le reprochait.
Elle se disait dans son rêve: «Il me semblait cependant que mon seigneur m’avait priée de lui faire cette soubreveste entièrement noire. Pourquoi donc l’ai-je brodée, contre son désir, d’une si étrange façon?» Elle avait tiré de ce songe un fâcheux présage. La nouvelle arriva le même soir, mais Astolphe la tint cachée jusqu’à ce qu’il pût aller trouver Fleur-de-Lys, accompagné de Sansonnet.
Dès qu’ils entrèrent, et qu’elle vit leur visage si triste, elle n’eut pas besoin d’autre indice, d’autre avis pour comprendre que son cher Brandimart était mort. Son cœur éprouve un tel saisissement, que ses yeux se ferment soudain, et que, perdant tout sentiment, elle se laisse tomber sur le sol comme morte.
Quand elle revient à elle, elle porte les mains à ses cheveux et à ses belles joues; elle les arracha et les déchira, répétant en vain le nom cher à son cœur. Elle arrache ses cheveux, et les jette autour d’elle; elle pousse des cris, et se roule à terre comme une femme possédée du démon, et comme jadis on en entendait pousser aux Ménades furieuses.
Elle prie tantôt Astolphe, tantôt Sansonnet de lui donner un couteau, pour se le plonger dans le cœur. Tantôt elle veut courir au port, à l’endroit où est mouillé le navire qui a apporté les corps de Gradasse et d’Agramant; elle veut déchirer leurs cadavres de ses mains, et tirer ainsi une vengeance sauvage et féroce. Tantôt elle veut passer la mer, et aller au-devant de Brandimart pour mourir à côté de lui.
«Oh! Brandimart – disait-elle – pourquoi t’ai-je laissé partir sans moi pour une pareille entreprise? Jamais plus tu n’étais parti sans que ta Fleur-de-Lys te suivît. Si j’étais allée avec toi, je t’aurais été grandement utile. J’aurais eu sans cesse les yeux fixés sur toi, et quand j’aurais vu Gradasse prêt à te frapper par derrière, je t’aurais prévenu par un seul cri.
» Peut-être même aurais-je été assez prompte pour me jeter entre vous deux et recevoir le coup qui t’était destiné. Je t’aurais fait un bouclier de ma poitrine, car ma mort à moi n’aurait pas été un bien grand malheur. De toute façon ne mourrai-je pas? mais ma mort ne t’aura servi à rien; tandis que si j’étais morte en préservant tes jours, je n’aurais pu perdre plus utilement la vie.
» Et si le ciel contraire et le destin cruel ne m’avaient pas permis de te sauver, au moins je t’aurais donné mes derniers baisers, j’aurais arrosé ton visage de mes larmes. Avant que les anges bienheureux eussent emporté ton âme vers le Créateur, je t’aurais dit: Va en paix, et attends-moi; où tu seras, je ne tarderai pas à te rejoindre.
» Est-ce là, Brandimart, est-ce là ce royaume où tu devais prendre le sceptre en main? Est-ce ainsi que je devais aller avec toi à Damogère; est-ce ainsi que tu devais me recevoir dans ton royal palais? Ah! Fortune cruelle, quels projets d’avenir es-tu venue briser! quelles espérances viens-tu me ravir aujourd’hui! Hélas! puisque j’ai perdu tout mon bien, qu’attends-je pour quitter la vie?»