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À ces mots, suivis de beaucoup d’autres semblables, la fureur et la rage lui reviennent avec une telle force, qu’elle se met de nouveau à déchirer ses beaux cheveux, comme si ses beaux cheveux étaient coupables. Elle se frappe, et se mord les deux mains, et plonge ses ongles dans son sein et sur ses lèvres. Mais pendant qu’elle se détruit de ses propres mains, et qu’elle se consume de douleur, revenons à Roland et à ses compagnons.

Roland, dont le beau-frère avait grand besoin des soins d’un médecin, et qui voulait donner à Brandimart une sépulture digne de lui, se dirigea vers la colline qui éclairait la nuit avec ses flammes, et répandait pendant le jour une fumée obscure. Les paladins ont le vent favorable, et ils ne tardent pas à aborder le rivage à main droite.

Grâce à la fraîche brise qui leur venait vent-arrière, ils levèrent l’ancre au déclin du jour, guidés par la taciturne déesse dont la corne lumineuse leur montrait le droit chemin. Ils abordèrent le jour suivant au rivage où s’étale la douce Agrigente. Là Roland fit préparer pour le soir du lendemain tout ce qu’il fallait pour la pompe des funérailles.

Après qu’il se fut assuré qu’on exécutait ses ordres, et voyant que la lumière du soleil avait disparu derrière l’horizon, Roland rejoignit la foule des nobles chevaliers accourus de toutes parts à Agrigente, sur son invitation. Le rivage resplendissait de torches enflammées, et retentissait de cris et de lamentations. C’est là que Roland avait fait déposer le corps de celui auquel, vivant ou mort, il avait voué une si fidèle amitié.

Bardin, chargé d’années, se tenait, pleurant, auprès du cercueil. Il avait tellement versé de larmes à bord du navire, qu’il aurait dû en avoir les yeux et les paupières brûlés. Traitant le ciel de cruel, les étoiles d’infâmes, il rugissait comme un lion qui a la fièvre. De ses mains impitoyables, il s’arrachait les cheveux, et déchirait sa poitrine rugueuse.

Au retour du paladin, les cris et les plaintes redoublent. Roland, s’étant approché du corps de Brandimart, reste un moment à le contempler sans prononcer une parole. Pâle comme le troène ou comme la molle acanthe cueillie au matin, il pousse un profond soupir. Puis, les yeux toujours fixés sur son ami, il lui parle ainsi:

«Ô brave, ô cher et fidèle compagnon, dont le corps est là, mort, tandis que ton âme, je le sais, vit au ciel d’une vie que tu as si bien gagnée et où tu n’auras plus jamais à souffrir du chaud ou du froid, pardonne-moi de pleurer ici sur toi. Si je me plains, c’est d’être resté, et de ne pas goûter avec toi une telle félicité, et non pas de ce que tu n’es plus ici-bas avec moi.

» Sans toi, je suis seul; sans toi, il n’y a plus rien sur terre qui puisse me plaire désormais. Ayant été avec toi à la tempête et à la lutte, pourquoi ne suis-je pas aussi avec toi dans le repos et dans le calme? Bien grandes sont mes fautes, puisqu’elles m’empêchent de sortir de cette fange en même temps que toi. Si j’ai partagé avec toi les angoisses, pourquoi maintenant n’ai-je point aussi ma part de la récompense?

» C’est toi qui as gagné, et c’est moi qui ai perdu; mais si le bénéfice est tout entier pour toi, la perte n’est pas pour moi seuclass="underline" l’Italie, les royaumes de France et d’Allemagne partagent ma douleur. Oh! combien, combien mon seigneur et oncle, oh! combien les paladins ont sujet de s’affliger! Combien doivent pleurer l’Empire et l’Église chrétienne, qui ont perdu leur meilleure défense!

» Oh! comme ta mort va enlever de terreur et d’épouvante aux ennemis! Combien la race païenne va être plus forte! Quel courage, quelle ardeur elle en va reprendre! que va devenir ton épouse dont je vois ici les pleurs, et dont j’entends les cris? Je sais qu’elle m’accuse et qu’elle me hait peut-être, car je suis cause que toute espérance est morte pour elle avec toi.

» Mais, Fleur-de-Lys, il nous reste du moins une consolation, à nous qui sommes séparés de Brandimart, c’est que tous les guerriers, aujourd’hui vivants, doivent l’envier d’être mort avec tant de gloire. Les deux Décius, et celui qui se précipita dans le forum romain, ce Codrus si loué par les Grecs, n’acquirent pas plus de gloire, en se vouant à la mort, que n’en a acquis ton seigneur.»

C’était ces paroles, et d’autres encore, que disait Roland. Entre temps les moines gris, blancs, noirs, et tous les autres clercs, marchaient à la suite, deux par deux, sur une longue file, priant pour l’âme du défunt, afin que Dieu lui accordât le repos parmi les bienheureux. Les torches qui étaient répandues à profusion devant le cortège, au milieu et tout autour, semblaient avoir changé la nuit en jour.

On enleva le cercueil, et tour à tour les comtes et les chevaliers le portèrent sur leurs épaules. Il était recouvert d’un drap de pourpre et de soie, tout brodé d’or et de perles précieuses. Sur des coussins non moins beaux et non moins richement ouvragés, gisait le chevalier, revêtu d’un habit de même couleur et d’un travail exquis.

Le cortège était précédé de trois cents individus, pris parmi les plus pauvres de la ville, et tous couverts de vêtements noirs et retombant jusqu’à terre. Derrière le corps suivaient cent pages, montés sur autant de chevaux choisis, et bons pour le combat. Chevaux et pages marchaient balayant le sol de leurs habits de deuil.

Devant et derrière le catafalque se déployaient de nombreuses bannières aux couleurs éclatantes. Elles avaient été enlevées au milieu de mille escadrons vaincus, et conquises sur César et sur Pierre par le vaillant dont les forces gisaient maintenant éteintes. On voyait aussi une multitude d’écuyers, portant les insignes des illustres guerriers auxquels ces bannières avaient été enlevées.

Puis venaient cent et cent autres personnages, préposés aux diverses cérémonies des funérailles. Ils portaient, comme les autres, des torches allumées. Ils disparaissaient, plutôt qu’ils n’en étaient vêtus, sous leurs vêtements noirs. Roland les suivait; par moments, ses yeux rouges et abattus se noyaient de larmes. Renaud venait, non moins triste. Olivier avait été retenu sur son lit de douleur par son pied brisé.

Il serait trop long de vous décrire, dans ces vers, toutes les cérémonies qui eurent lieu, et de vous dire la quantité de vêtements noirs ou de couleur sombre qui y furent employés, ainsi que le nombre de torches allumées qui s’y consumèrent. En se rendant à l’église cathédrale, le cortège, partout où il passait, arrachait des larmes de tous les yeux. Tant de beauté, tant de bonté, tant de jeunesse, émouvaient de pitié tous les sexes, tous les rangs, tous les âges.

On plaça le corps dans l’église. Puis, quand les femmes eurent versé sur lui des larmes impuissantes; quand les prêtres eurent chanté l’eleison; quand toutes les autres saintes prières eurent été dites, on le déposa sur un cercueil porté sur deux colonnes, et que Roland fit recouvrir d’un riche drap d’or, en attendant qu’on pût le mettre dans un sépulcre d’un plus grand prix.

Roland ne quitta point la Sicile avant d’avoir envoyé chercher les porphyres et les albâtres, et fait faire sous ses yeux le dessin du monument par les meilleurs maîtres de l’art qu’il paya grandement. Puis, après le départ de Roland, Fleur-de-Lys fit dresser les plaques commémoratives, et les grands pilastres qu’elle fit transporter des rivages africains.